Science

Géophagie : les dents de la terre

Transcription de la chronique pour la 528ème émission de Podcast Science, dont la thématique était la terre.


Je me souviens distinctement d’un traitement médical que j’ai reçu en Pologne, alors que j’avais dans les 4 ans et que j’étais atteint d’une gastro-entérite assez violente. On m’avait donné à manger du charbon. À cette époque, alors qu’on pouvait facilement me faire bouffer à peu près tout ce qui tient au bout d’une fourchette ou au fond d’une cuillère, j’avais émis de sérieux doutes sur la propriété comestible du produit. Pour moi, c’était comme si on m’avait tendu un bol de boue en me souhaitant bon appétit. Or je ne faisais pas partie de ces enfants qui se délectent de sable et d' humus dès qu’on les laisse 5 minutes au square. Était-ce les prémices de mon dédain chronique pour la géologie, ou la manifestation précoce de mon scepticisme à la lithothérapie ?
Pourtant, si on en revient à cette histoire de charbon thérapeutique, une petite recherche dans le vidal démontre qu’il s’agit bel et bien d’un médicament. Et c’est loin d’être le seul composé minéral qu’on peut consigner dans une ordonnance. Vous avez déjà pris du Smecta ? Ben c’est de l’argile blanche à base de phyllosilicates, les smectites… 
Cette pratique d’administrer de la boue par voie orale pour se guérir de bobos à l’estomac, ça porte le nom de Géophagie (du grec géo‑ terre et ‑phage, manger ). La géophagie remonte très probablement à la préhistoire et reste répandue dans de nombreuses cultures africaines, caribéennes et asiatiques où, malheureusement, il s’agit aussi de substituts coupe-faim dans un contexte de famines... La première description de cette pratique semble avoir été réalisée par Hippocrate qui consigna dans ses œuvres les appétits étranges des femmes enceintes consommant de la terre. En grec, cela tient en un mot, kíssa, qui s’est traduit en latin en Pica et décrit de nos jours… la pie, cet oiseau qui cumule les fake-news sur son alimentation et ses prétendues tendances à chaparder des objets qui brillent (je vous renvoie à l’excellent Mytho Animaux d’Agatha Liévin-Bazin pour discriminer le vrai du faux sur son animal fétiche).
Mais pica est devenu aussi le terme pour décrire un désordre alimentaire où des individus consomment des choses à priori non-comestible. Des personnes atteinte de pica peuvent donc être géophages si elles consomment de la terre, mais elles pourraient être aussi Acuphage (si elles consomment des objets pointus comme des clous), Cautopyreiophage (allumettes brûlées), Cintaphage (scotch), Coniophage (poussière), lithophage (pierres), metallophage (métal), plumbophage (plomb), etc. Cela concerne aussi la consommation de divers sécrétions humaines : la coprophagie, la dermatophagie, l’émétophagie, l’hématophagie, la mucophagie, la trichophagie et l’urophagie ce qui revient à consommer respectivement le caca, la peau, le vomi, le sang, le mucus, les poils et cheveux, et l’urine. Bon’ap !

Contenu de l'estomac d'un patient psychiatrique souffrant de pica : 1 446 objets, dont « 457 clous, 42 vis, des épingles à nourrice, des couvercles de cuillères et des couvercles de salières et de poivrières ».
Contenu de l'estomac d'un patient psychiatrique souffrant de pica : 1 446 objets, dont « 457 clous, 42 vis, des épingles à nourrice, des couvercles de cuillères et des couvercles de salières et de poivrières ».

Mais si l’on en revient à la description antique du comportement de géophagie, il n’est pas certain qu’Hippocrate y voyait un trouble alimentaire dénué de sens. Quelques siècles plus tard, c’est le savant et médecin Galien qui va observer la géophagie chez des animaux blessés et s’interroger sur l’utilité de ce genre de remèdes. Aristote et Socrate documentent quant à eux l’usage de comprimés de terres sacrés, les terra sigillata, pour guérir de certains maux. Ce sont des petites boules d’argiles provenant d’îles grecques aux terres consacrées, et qui sont marquées des sceaux de la déesse Artémis. Des terra sigillata, on en prescrit et consomme pendant le moyen-âge et jusqu’au XVIIIème siècle !

Cinq «comprimés» de terra sigillata (argile rouge provenant de lieux sacrés) portant leur sceau d'authenticité (Europe, 1401-1800).
Cinq «comprimés» de terra sigillata (argile rouge provenant de lieux sacrés) portant leur sceau d'authenticité (Europe, 1401-1800).

Pas étonnant donc qu’on m’ait refilé du charbon ou de la craie pour guérir mes petits bobos d’estomacs.
Mais dans toutes ces histoires, ce que je trouve de remarquable, c’est le lien qui semble exister entre ces comportements humains, pour certains compulsifs, et celui attribué à certains animaux, et qu’on serait tenté d’interpréter comme du pur instinct. Que penser par exemple de cet exemple, tiré d’une étude de Nature de 1999 sur la géophagie de perroquets, les piones à tête bleue, dont l’alimentation enrichie en argile semble littéralement les “detoxifier” des graines et fruits nocifs qu’ils consomment ?

L’auteur Jared Diamond, dans un article commentant cette découverte, conclut avec cette série de questions “Comment les perroquets découvrent-ils les meilleurs sols ? Peuvent-ils les distinguer immédiatement par leur texture et leur goût, ou doivent-ils expérimenter différents sols mélangés à des aliments toxiques et découvrir celui qui soulage leur estomac ?”
Mais il n’y a pas que les oiseaux qui peuvent être géophages car on décrit ce comportement chez de nombreux mammifères, reptiles et poissons. Parmi ces derniers, on pourra citer les gobies et les périophtalmes, des poissons quasi amphibies qui déambulent sur terre avec leurs nageoires, et creusent leurs terriers… en avalant de la boue. Logique quand on sait qu’ils puisent aussi de nombreux nutriments dans la foulée !

Et c’est peut être ceci qui fait que la géophagie est tant répandue dans le règne animal : le fait que pour de nombreuses espèces, c’est dans la terre que se cache leur subsistance. On passe alors évidemment aux lombrics qui passent le plus clair de leur temps à fouisser la terre, mais surtout à la consommer. On estime ainsi que la plupart des lombrics sont capables d’ingérer 20 à 30 fois leur propre volume en terre. Et grâce à eux et leur activité géophage, le sol se transforme et s’enrichit de matière organique pour devenir le humus. C’est pourquoi de nombreux chercheuses et chercheurs considèrent que les vers sont de véritables espèces ingénieurs des écosystèmes, à l’instar de Charles Darwin qui leur a dédié un ouvrage complet, la formation de la terre végétale par l’action des vers de terre, où l’on peut lire l’éloge suivante (que je puise de l’excellent “Dans les pantoufles de Darwin” de Camille van Belle et Adrien Miqueu) : On peut se demander s’il y a d’autres animaux qui ont joué un rôle aussi important dans l’histoire du monde que ces humbles créatures organisées.

Et pour conclure, je poursuivrai par une autre citation, de Friedrich Nietzsche qui écrivait dans son “Ainsi parlait Zarathoustra” : Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Si c’est grâce à cela que je peux faire la lumière sur les curieux remèdes de mes bobos de bidous, je saurai me satisfaire de ces explications terre à terre.

Références

Gilardi, J. D., Duffey, S. S., Munn, C. A., & Tell, L. A. (1999). Biochemical functions of geophagy in parrots : Detoxification of dietary toxins and cytoprotective effects. Journal of Chemical Ecology, 25(4), 897‑922. https://doi.org/10.1023/A:1020857120217 
Miao, D., Young, S. L., & Golden, C. D. (2015). A meta-analysis of pica and micronutrient status. American journal of human biology : the official journal of the Human Biology Council, 27(1), 84‑93. https://doi.org/10.1002/ajhb.22598
Woywodt, A., & Kiss, A. (2002). Geophagia : The history of earth-eating. Journal of the Royal Society of Medicine, 95(3), 143‑146. https://doi.org/10.1258/jrsm.95.3.143

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