Le Mercredi on Converge

Comment les poissons s’envoient en l’air

Poissons Volants

Chronique préparée pour la Méthode Scientifique du 21/01/2022


À la péremptoire affirmation “Il y a des patrons de gauche” Michel Audiard, dans le film Le Président, faisait répliquer Jean Gabin d'un tonitruant “- Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre.”


Certes il est rare qu’hors de l’eau, un poisson fasse bonne figure, en témoigne l’allure pataude des gobies ou des dipneustes qui s’aventurent parfois à la surface… Mais l’évolution a doté quelques rares espèces d’une capacité à planer élégamment au-dessus de la surface des océans notamment à l’aide d’impressionnantes nageoires pectorales surdimensionnées.

Poisson-volant

Comme je l’indiquais dans la récente émission 461 de Podcast Science, le terme poisson-volant est abusif car il ne s’agit que de vol plané et non de vol battu. Aujourd’hui, c’est la famille des Exocets, comprenant près de 70 espèces, qui forme l’essentiel de ces poissons... planants. Mais leurs prouesses restent louables avec des bonds atteignant fréquemment les 50m hors de l’eau et des records de 400m de distance ou encore près de 45s dans les airs.

Poisson Volant, John Cobb

Mais il ne s’agit pas des seules espèces de poissons ayant acquis la capacité de planer dans l’atmosphère, en témoignent quelques espèces de proches cousins des exocets appelés hemiramphidés (halfbeaks en anglais).

Phylogénie des Beloniformes


Les hémiramphidés sont des poissons au faciès troublant, car possédant une mâchoire inférieure surdéveloppée par rapport à la supérieure, d’où l’étymologie de leur famille qui signifie demi-bec.

Hémiramphes
Bien qu’étant moins impressionnant que celui des Exocets, le vol plané de ces poissons demi-bec reste efficace pour échapper aux prédateurs, et permet quelques belles acrobaties aéronautiques grâce à leurs longues nageoires pectorales.

Hémiramphe planant, Itaru Takaku
Citons enfin l’existence d’une espèce fossile de poisson planant, Potanichthys xingyiensis, qui vivait au Trias il y a près de 235 à 242 millions d’années, bien avant les premières espèces d’animaux pratiquant le vol battu, ou l’apparition du groupe des Exocets, il y a 66 millions d’années.

Potanichthys xingyiensisPotanichthys xingyiensis
Tous ces exemples relèvent du phénomène de la convergence évolutive, c'est-à-dire l’acquisition indépendante de certaines caractéristiques, ici l’aqua-planning, par des groupes distincts d’espèces au cours de l’évolution. Mais comment l’évolution a doté ces différentes espèces de poissons de nageoires adaptées au vol plané ?

C’est justement la question qui taraudait plusieurs équipes américo-canadiennes qui ont récemment publié le résultat de leurs études dans la revue Current Biology. Ce qui intéresse  ces chercheurs, c’est de comprendre l’évolution des nageoires permettant le vol plané. En effet, on retrouve un type de morphologie particulière chez la majorité des poissons volants : les paires de nageoires pectorales et pelviennes sont démesurément allongées et la nageoire caudale comporte une  partie inférieure renflée qui aide à la propulsion hors de l’eau. Les autres nageoires (dorsales, ventrales) ont par contre une taille classique. Voilà la silhouette typique d’un poisson-volant :  

Cypselurus callopterus
En biologie évolutive, pour ferrer un bon poisson, on aime commencer par identifier les gènes responsables des différences morphologiques. Pour cela, les chercheurs ont eu recours à deux approches expérimentales complètement différentes : la comparaison génomique et l’étude de poissons mutants.

Pour la première stratégie, on s’intéresse à l’ensemble des gènes qui ont subi des transformations au cours de l’évolution des poissons-volants, en les comparant avec ceux de poissons… nageants. L’idéal serait de pouvoir comparer le génome complet de toutes les espèces de poissons. Ce serait toutefois un projet de séquençage massif, coûteux et générant une telle quantité de données qu’on ne saurait pas facilement y pêcher les informations pertinentes.
Nos chercheurs ont donc privilégié une technique moins exhaustive mais plus pratique à mettre en place qu’on appelle la capture de séquence cible. Concrètement, les chercheurs pré-sélectionnent des régions d’ADN susceptibles d’être similaires entre les espèces, puis isolent, lisent et comparent ces fragments pour révéler les éventuelles différences.

 

[Sans rentrer dans les détails, sachez que ce protocole expérimental exploite des fragments d’acide nucléiques couplés à des billes magnétiques qui vont servir d’appâts pour ferrer et repêcher des gènes potentiellement intéressants. Un comble lorsqu’on travaille dans le contexte d’une étude sur des poissons…]   

capture de séquence cible


Sans être exhaustive, cette méthode leur permet tout de même de comparer près de 300.000 régions génomiques. Cela a permis aux chercheurs de repérer celles qui avaient accumulé le plus de changement chez les poissons-volants. Il s’est avéré que les gènes concernés, plusieurs centaines, pouvaient avoir des fonctions très diverses et pas seulement associées à la morphologie. Certes, ils ont trouvé des gènes jouant un rôle dans la construction des nageoires et de leurs muscles, mais ils ont aussi trouvé des gènes impliqués dans la gestion de l’équilibre (contrôlé par le système vestibulaire) ou encore dans des fonctions cérébrales, notamment le développement du locus cæruleus, une région du cerveau associée avec la gestion de la peur et de l’anxiété.

Taux evolutifs des sequences
Pour ces chercheurs cette dernière découverte, qui pouvait paraître d’abord incongrue, renforce le scénario évolutif d’une acquisition du vol plané en réponse à de la prédation.

[Pour affiner leur analyse, les chercheurs ont exploité le phénomène de convergence évolutive et comparé spécifiquement quelles séquences responsables de la croissance des nageoires avaient accumulé des changements similaires entre les hémiramphidés et les exocets. Cela a permis de drastiquement diminuer le nombre de gènes candidats et d’identifier notamment un gène potentiellement crucial : le gène Lat4a.]

La seconde stratégie qu’ils ont mis en place pour comprendre l’évolution des poissons volants est un crible génétique de poissons-zèbres mutants. Prenons une seconde pour expliquer de quoi il retourne.

Poisson Zèbre, Danio rerio
En temps normal, le réflexe d’un bon généticien est de modifier différents gènes de l’espèce qu’il étudie pour en comprendre les fonctions. Il obtient alors toute une collection d’organismes mutants présentant des malformations diverses et variées qui peuvent l’aider à comprendre le rôle de certains gènes. Idéalement, nos chercheurs auraient certainement voulu procéder ainsi, mais vous imaginez bien qu’un élevage de poissons-volants, qui plus est de poissons-volants mutants, est loin d’être pratique à mettre en place.

Poissons-volants
L’équipe a donc dû se rabattre sur un poisson d’eau douce qu’on trouve souvent dans les laboratoires et chez de nombreux aquariophiles: le petit poisson zèbre Danio rerio. En fouillant les collections des laboratoires et les registres des animaleries, nos chercheurs ont repéré deux variétés de poissons-zèbres mutants présentant d’intéressantes altérations de la taille des nageoires. En effet, une lignée mutante de laboratoire, surnommée nr21, donne des poissons dont toutes les nageoires sont rabougries, tandis qu’une autre lignée d’aquariophiles surnommée longfin (longues nageoires en anglais) est caractérisée par un ensemble de nageoires aux proportions extravagantes.

Poisson Zèbre normal, nr21 et longfin
Pressentant qu’il pouvait y avoir anguille sous roche, les équipes américaines ont mis au point un protocole expérimental des plus osés : ils ont fait se reproduire les deux lignées mutantes… À leur grand étonnement et satisfaction, ils ont obtenu des hybrides dont seulement les nageoires pectorales et la nageoire caudale sont hypertrophiées. Est-ce que ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Et oui, ces hybrides semblent récapituler la silhouette d’un poisson-volant.

Hybride nr21/longfin récapitule la morphologie d'un poisson volant
Mais il faut bien garder à l’esprit que la compétence du vol plané n’est pas apparue en une seule génération, avec deux mutations ! Comme l'a révélée la comparaison génomique entre espèces, c’est une myriade de gènes aux multiples fonctions qui a subi des modifications au cours du temps et contribué à la longue conquête des airs par ces poissons. Inutile donc de taquiner ce pauvre poisson hybride : il est peu probable qu’il soit capable de planer hors de l’eau…
Après avoir organisé ces parties de nageoires en l’air, les chercheurs sont retournés sagement à leurs paillasses pour identifier les gènes mutés chez les lignées nr21 et longfin.
[Après un long et fastidieux travail de caractérisation génétique, ces scientifiques ont réussi à identifier deux gènes responsables : le gène surnommé kcnh2a qui, lorsqu’il déraille, entraîne la croissance démesurée des nageoires, et l’autre, lat4a, qui muté, entraîne le rabougrissement de leurs appendices.]

Les résultats de cette enquête se sont avérés plutôt inattendus. Alors que des décennies de recherche en embryologie avaient permis de cartographier de nombreux gènes impliqués dans la formation des nageoires, ceux qui ont été caractérisés chez les mutants nr21 et longfin ne ressemblent à aucun des suspects usuels. L’un permet de transporter des acides-aminés entre cellules, tandis que l’autre génère des courants bioélectriques à travers les membranes. Si l’on compare les gènes à des outils de construction en bâtiment, c’est un peu comme si les chercheurs avaient établi qu’un poireau et une passoire avaient été utilisés pour édifier un immeuble Haussmannien.
Naturellement, ils ont cherché à savoir comment les mêmes gènes avaient évolué chez les poissons volants. Bonne surprise, les exocets et les hémiramphidés (souvenez-vous, les deux groupes de poissons qui planent) présentent des mutations similaires sur ces deux gènes précisément, tout comme les hybrides mutants évoqués précédemment.
[Ils ont en effet été stupéfaits de découvrir que la séquence des protéines lat4a se ressemblaient quasi trait pour trait entre espèces de poissons-volants, portant notamment une mutation qui correspondait à celle de la lignée nr21 de poissons-zèbres aux petites nageoires.]

Lat4a chez l'humain et divers poissonsRésumé de l'évolution de lat4a
Cette ressemblance entre plusieurs espèces de poissons qui, rappelons-le, ne partagent pas d’ancêtre commun exclusif, ne se limite donc pas qu’à la morphologie et s’étend jusqu’aux détails moléculaires. Les similitudes ici sont telles qu’on devrait troquer au terme de convergence évolutive, celui d’évolution parallèle. Mais il ne faudrait pas penser que ce processus est généralisable à l’ensemble des caractéristiques des poissons volants : l’évolution ne file pas toujours droit et pourrait nous réserver de belles queues de poisson…

Poissons-volants

Références :
Daane, J. M., Blum, N., Lanni, J., Boldt, H., Iovine, M. K., Higdon, C. W., Johnson, S. L., Lovejoy, N. R., & Harris, M. P. (2021). Modulation of bioelectric cues in the evolution of flying fishes. Current Biology, 31(22), 5052-5061.e8. https://doi.org/10.1016/j.cub.2021.08.054
Davenport, J. (1994). How and why do flying fish fly? Reviews in Fish Biology and Fisheries, 4(2), 184‑214. https://doi.org/10.1007/BF00044128
Lewallen, E. A., Pitman, R. L., Kjartanson, S. L., & Lovejoy, N. R. (2011). Molecular systematics of flyingfishes (Teleostei : Exocoetidae): evolution in the epipelagic zone. Biological Journal of the Linnean Society, 102(1), 161‑174. https://doi.org/10.1111/j.1095-8312.2010.01550.x 
Maderspacher, F. (2021). Evolution and development : From the pet shop to the pelagic zone. Current Biology, 31(22), R1469‑R1471. https://doi.org/10.1016/j.cub.2021.10.039
Xu, G.-H., Zhao, L.-J., Gao, K.-Q., & Wu, F.-X. (2013). A new stem-neopterygian fish from the Middle Triassic of China shows the earliest over-water gliding strategy of the vertebrates. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 280(1750), 20122261. https://doi.org/10.1098/rspb.2012.2261 

Liens :
How did flying fish get their “wings”? – oceanbites
Flying Fish and Aquarium Pets Yield Secrets of Evolution | Quanta Magazine
Brainless Embryos Suggest Bioelectricity Guides Growth | Quanta Magazine

A twist in the tail: Flying fish give clues to 'tandem wing' airplane design
Flying Fish Picked Off From Above And Below | The Hunt | BBC Earth
Flying Fish (BBC)

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