Transcription de ma chronique pour l'émission 475 de Podcast Science dont le thème était l'île.
Figurez-vous qu'il y a quelques semaines, à l'occasion d'une réunion de famille dans une maison de location, je fouillais les étagères des bibliothèques à la recherche d'une lecture divertissante et jetais mon dévolu sur “L'étoile mystérieuse”, BD des aventures de Tintin que je n'avais encore jamais lue (mais visionnée au format dessin animé).
Quel heureux hasard, car je peux aujourd'hui mettre à profit cette lecture spontanée à l'occasion d'une nouvelle réunion de famille, celle du cœur, car j'enregistre cette chronique à l'occasion de notre retraite podcastscienteuse annuelle.
En effet, en parfaite adéquation avec la thématique de cette émission, l'étoile mystérieuse évoque la création d'une île après la chute d'un aérolithe géant (comprenez météorite). Composée d'un métal inconnu, l'île se voit dotée de propriétés étranges, notamment celle de faire croître démesurément certains organismes (champignons, pommiers et araignées).
Première incursion du fantastique dans les aventures de Tintin, cette BD n'est pourtant pas totalement dénuée de fondement scientifique, notamment à la lumière des phénomènes évolutifs ayant cours sur les îles.
En effet, des organismes atteints de gigantisme sur les atolls, ça existe bel et bien. Certes, c’est moins explosif et rapide que la croissance des champignons des aventures de Tintin, mais cela reste un phénomène évolutif réel surnommé “gigantisme insulaire”.
Mais avant de continuer, j’ai besoin de vous poser une question urgente :
Aimez vous les caramels mous ?
Répondez-moi. Aimez vous les caramels mous ?
Cette question vous intrigue ? C’est que vous n’êtes pas encore des tintinophiles aguerris. Il s’agit de la réplique du Pr. Hippolyte Calys, qui voulait fêter dignement la découverte du métal composant l’aérolithe qui se précipitait sur notre planète. Ce sont les propriétés uniques de ce métal, baptisé Calystène, qui entraînent le gigantisme sur l’île que visitera Tintin.
Mais dans la vraie vie, c’est bien entendu les forces évolutives qui auraient engendré l’augmentation de taille de certaines espèces installées sur divers archipels à travers le globe. Parmi les exemples les plus célèbres, vous avez de terribles monstres comme les aigles géants de Haast, des rapaces de Nouvelle Zélande qui pesaient près de 15 kg, soit deux fois plus lourd que nos plus grandes espèces d’aigles actuels. C’est pas mal mais ce qui peut impressionner le plus, c’est la taille de leurs proies ! En effet, les aigles de Haast chassaient les Moas, des oiseaux herbivores à l’apparence d’autruches dont les plus gros spécimens pesaient près de 230 kg pour deux mètres de haut.
Parmi les volailles gargantuesques, on pourra citer l’espèce éteinte d’oiseau-éléphant de Madagascar qui mesurait 3m de haut pour une demi tonne...
mais aussi les regrettés Dodos et drontes de Rodrigues de l’île Maurice.
Mais il n’y a pas que la basse-cour qui enfle sur les îles, et vous pourrez ainsi y croiser des Varans géants comme le célébrissime Dragon de Komodo...
les rats géants de Florès qui atteignaient un bon demi mètre...
le crabe des cocotiers qui pèse près de 5 kg pour un diamètre d’1m et dont les pinces sont suffisamment puissantes pour casser des noix de coco...
le weta géant de Nouvelle Zélande qui est une sorte de sauterelle dont le corps atteint 10 cm de long (sans compter les antennes).
Et, pour faire plaisir à Eléa, il faut mentionner le fait que la Nouvelle-Zélande abrite même une flore qui peut atteindre des tailles colossales, comme les mégaherbes de l’île Campbell ou Enderby.
Le gigantisme des champignons explosifs et des araignées monstrueuses a beaucoup occupé Tintin lors de son exploration de l’aérolithe immergé, mais s’il avait eu plus de temps, peut-être aurait-t-il fait la découverte que certaines espèces, plutôt que de grandir démesurément, y rapetissaient de manière spectaculaire. Cela aurait en effet été le cas si Hergé s’était inspiré d’un véritable phénomène de rétrécissement que semblent subir certaines espèces insulaires par rapport à leurs congénères continentaux : le phénomène de nanisme insulaire.
Ce phénomène est particulièrement frappant lorsque les espèces évoquées sont des pachydermes tels que l’éléphant nain de Sulawesi (en réalité un stégodon)...
le Stégodon nain de Florès...
l’hippopotame nain de Crète...
ou encore le mammouth nain de Sardaigne qui mesurait 1,4 m au garrot pour une demie tonne.
Mais parmi les animaux géants qui rétrécissent, ceux qui peuvent encore plus impressionner sont bien entendu les dinosaures, comme ceux découverts… dans les chaînes de montagnes roumaines de Bohême-Moravie ! C’est que ces chaînes qui taquinent aujourd’hui les 800m d’altitude se trouvaient, durant le Crétacé supérieur, dans la mer Téthysienne alpine. Le paléontologue hongrois Franz Nopcsa y aurait découvert un riche gisement fossile dont les spécimens, version réduite de la plupart des espèces de dinosaures connus de l’époque, lui auraient donné l’intuition qu’ils peuplaient une île qu’il surnomma Hațeg (nom de la ville Roumaine la plus proche). Pas moins de neuf espèces de dinosaures et une espèce de ptérosaure semblent avoir constitué la faune endémique de l'île d’Hațeg, parmi lesquelles mon exemple favori, Magyarosaurus, un titanosaure “nain” pesant moins d’une tonne et mesurant 6 m de long pour moins d’un mètre 50 de haut, ce qui, à mon humble avis, est la description fidèle de Denver, le dernier dinosaure.
En tout cas, c’est clairement l’ADN des espèces de l’île d’Hațeg qu’il aurait fallu cloner pour obtenir un Jurassic Park Kid friendly, permettant des balades à dos de Sauropodes…
Mais plutôt que de ne rétrécir que les géants, le nanisme insulaire permet aussi d’aboutir aux espèces les plus petites parmi les vertébrés comme les caméléons nains et notamment les espèces Brookesia micra et nana dont les plus petits individus, à peine plus grand qu’un bout de doigt, mesurent 2,2 cm de long, queue comprise !
On comprend donc que les îles semblent avoir un pouvoir bien particulier sur les dimensions de leurs habitants, pouvant parfois les gonfler et d’autres fois les ratatiner.
Connu des évolutionnistes depuis bien longtemps, ce phénomène porte le nom de Loi de Foster, du nom du mammalogiste Dr J. Bristol-Foster qui a, en 1964, comparé 116 espèces insulaires par rapport à leurs variétés continentales, et formalisé les tendances au nanisme et gigantisme insulaire. C’est ensuite, en 1973, le théoricien évolutionniste Leigh van Valen (le même qui se cache derrière la théorie de la reine rouge évoquée dans plusieurs épisodes de Podcast Science, comme l’épisode 468, Alice au pays des Science) qui donna le nom à cette loi et proposa que ce phénomène évolutif était étroitement lié aux notions de prédation, ressources et diversité.
Mais depuis sa formalisation, les évolutionnistes ont inclus cette loi dans un cadre théorique plus vaste, celui du syndrome insulaire qui ne se focalise pas uniquement sur les dimensions des espèces impactées, mais aussi sur d’autres traits morphologiques, écologiques voire comportementaux.
Ainsi, les espèces subissant le syndrome insulaire peuvent aussi voire leur espérance de vie s’allonger, leur taux de fécondité se réduire, leur coloration devenir plus terne et leurs membres locomoteurs devenir moins efficaces (les Moas, évoqués plus tôt, ont par exemple complètement perdu leurs ailes, sans même présence de structures vestigiales). Les cerveaux des habitants de longue durée des îles ont tendance à réduire en taille, et pour certains cela est corrélé à un changement comportemental intrigant surnommé docilité insulaire, qui ôte la crainte de larges prédateurs. Ainsi, c’est probablement la docilité insulaire qui a condamné la plupart des espèces emblématiques que l’humain a éradiquées des îles qu’il a colonisées (Moa, Dodo, Dronte, etc.).
Mais, à défaut de calystène, que possèdent donc toutes ces îles pour expliquer les étranges transformations qu’elles semblent imposer à leurs occupants.
La communauté scientifique n’a pas encore atteint un consensus satisfaisant à ce propos, sachant que certaines équipes de chercheurs contestaient déjà la véracité du phénomène en argumentant qu’il y avait un biais d’observation, et que des études rigoureuses prouveraient que le nanisme et gigantisme continental est tout aussi répandu que celui ayant cours sur les îles. À ce jour, une méta-analyse parue dans le journal Nature Ecology & Evolution semble cependant avoir confirmé la loi de Foster pour la grande majorité des vertébrés (mammifères, oiseaux, reptiles) à l’exception des amphibiens. D’autres chercheurs veulent par ailleurs étendre la portée du syndrome insulaire pour y inclure des régions géographiquement isolées, telles que les abysses (où l’on observe des cas de gigantismes et nanismes abyssaux)...
ou encore les îles célestes, ou “Sky Islands”, des massifs montagneux si hauts qu’ils confinent efficacement la faune et la flore locale des écosystèmes alentours.
Dès la formalisation de sa loi, Foster proposa une explication simple pour les changements de taille aux deux extrêmes des dimensions des habitants insulaires. Les îles sont rarement peuplées de larges prédateurs car plus difficiles d’accès pour eux et abritant un nombre restreint de proies, limitant ainsi les ressources à leur disposition. Cela aboutirait à une évolution réduisant leur taille pour approcher un optimum corporel local. De même, en absence de cette prédation, les espèces de taille réduite ne subissent plus de pression de sélection pour maintenir cette petitesse.
Mais à ce modèle simple, d’autres chercheurs ont ajouté des forces évolutives diverses et variées, pas nécessairement incompatibles mais qui complexifient les scénarios. Ainsi, les espèces insulaires peuvent subir une pression entre congénères plus importante, engendrant une défense territoriale accrue. Il y a aussi la pauvreté de la biodiversité locale qui limite les interactions entre prédateurs et proies, mais peut aussi pousser à des associations originales : ainsi sur certaines îles, des plantes recourent à des pollinisations étonnantes, comme celles exercées par certaines espèces de lézards. Et pour citer, bien entendu, ma pression sélective préférée, on a observé que les îles étant souvent pauvres en espèces parasitaires, elles offraient des havres évolutifs suffisamment relax pour que les espèces gonflent en taille.
Quel dommage que Tintin, n’ait donc pas pu rester suffisamment longtemps sur l’aérolithe du Pr. Calys pour y effectuer des études évolutives plus poussées. Cependant, il aurait pu lui même subir les effets de la Loi Foster et, déjà que pas bien grand, réduire drastiquement en taille, à l’instar d’une espèce d’humain découverte sur l’île de Florès et surnommée Hobbit. Homo floresiensis de son nom scientifique était en effet une espèce humaine qui vivait entre 190000 et 50000 ans sur l’île indonésienne de Florès et est un cas d’école du syndrome insulaire : moins d’un mètre dix de haut et un cerveau de petite taille.
Les hobbits étaient pourtant capables de construire des outils, à l’instar des autres espèces humaines peuplant la planète à cette époque là (sapiens, néandertal, denisova, etc.), par exemple pour chasser les pachydermes nains de la région.
Il est dommage en tout cas qu’Hergé n’ait pas assisté à la découverte des restes de cette espèce, car j’imagine volontiers les interactions entre des pygmées chasseurs de mammouths nains pourchassant Tintin et le capitaine Haddock qui les aurait probablement traité de Bougre de zouave, Anthropopithèque et Nabot des îles!
Liens :
Bodies Keep Shrinking on This Island, and Scientists Aren't Sure Why - The New York Times
Strange world of island species - The Guardian
Confirmed: Island gigantism and dwarfism result of evolutionary island rule -- ScienceDaily
A story of giants and dwarfs, or how islands are home to the strangest creatures on Earth | Nature Portfolio Ecology & Evolution Community
Animals around the world follow the ‘island rule’ to a curious fate - Nature Highlights
Références :
Baeckens, S., & Van Damme, R. (2020). The island syndrome. Current Biology: CB, 30(8), R338‑R339. doi:10.1016/j.cub.2020.03.029
Benítez-López, A., Santini, L., Gallego-Zamorano, J., Milá, B., Walkden, P., Huijbregts, M. A. J., & Tobias, J. A. (2021). The island rule explains consistent patterns of body size evolution in terrestrial vertebrates. Nature Ecology & Evolution, 5(6), 768‑786. https://doi.org/10.1038/s41559-021-01426-y
Biddick, M., Hendriks, A., & Burns, K. C. (2019). Plants obey (And disobey) the island rule. Proceedings of the National Academy of Sciences, 116(36), 17632‑17634. https://doi.org/10.1073/pnas.1907424116
Bromham, L., & Cardillo, M. (2007). Primates follow the ‘island rule’ : Implications for interpreting Homo floresiensis. Biology Letters, 3(4), 398‑400. https://doi.org/10.1098/rsbl.2007.0113
Burns, K. C. (2022). The paradox of island evolution. Journal of Biogeography, 49(2), 248‑253. https://doi.org/10.1111/jbi.14303
Foster, J. B. (1964). Evolution of mammals on islands. Nature, 202(4929), 234‑235. https://doi.org/10.1038/202234a0
Lokatis, S. & Jeschke, J.M. (2018). "The island rule: An assessment of biases and research trends". Journal of Biogeography. 45 (2): 289–303. doi:10.1111/jbi.13160
Van Valen, L. (1973). "Body Size and Numbers of Plants and Animals". Evolution. 27 (1): 27–35. doi:10.2307/2407116.
1 De Claire - 09/09/2022, 07:22
Merci pour cet article très intéressant ! Le gigantisme et le nanisme ont une origine qui me semble tout à fait compréhensible...pourtant, les moas, qui, si j'ai bien compris, avaient un prédateur atteint de gigantisme, ont quand même grandi démesurément ! Les bénéfice apportés par cette taille devaient être supérieurs aux inconvénients !