Strange Animals

Des animaux démesurés

 Un némerte et son proboscis

Transcription de ma chronique pour l'émission 504 de Podcast Science sur la thématique du mètre.

Si vous avez écouté notre fantastique épisode sur le non moins mirobolant ouvrage “La battle du vivant” (Podcast Science 501 – La Battle du Vivant ) co-écrit par Tania Louis, Agatha Liévin-Bazin et notre Eléa Héberlé adorée, vous aurez pu remarquer qu’à un moment de l’interview, je rouspète sur la véracité d’une affirmation faite dans le livre : celle que le record de taille de l’animal actuel le plus long serait détenu par la baleine bleue (ici plus exactement) dont le plus grand spécimen mesuré atteint 33,5 m de long.
Mon grief était d’avoir écarté les mensurations de la Méduse à crinière de lion (Cyanea capillata aussi connu donc sous le nom de Cyanée capillaire), dont le spécimen le plus grand mesuré en 1865 par le zoologiste américain Alexander Emanuel Agassiz possédait une cloche de 2,1 mètres de diamètre mais garni de tentacules dont les plus longs atteignaient plus de 120 pieds (soient, en unités non barbares, 36,5 m).

Cyanea

C’en était suivi une petite discussion sur les difficultés non seulement de récolter des informations fiables concernant ce genre de record, mais aussi de trancher sur qui et quoi mesurer. Ainsi j’entendrai volontiers la critique que mesurer des tentacules qui correspondent aux appendices d’une méduse c’est, pour utiliser le vocabulaire scientifique adéquat, “pas du jeu”...  C’est vrai ça ! Quitte à mesurer un animal dans n’importe quel angle, on pourrait être taquin et proposer de ne pas prendre en compte la longueur maximum d’un seul tentacule, mais plutôt le diamètre généré par deux tentacules étendus à l’opposé l’un de l’autre  (soit, si vous suivez bien, un diamètre théorique de 73 mètres pour la Méduse à crinière de lion !)... Mais de mesurer ainsi la Cyanée capillaire, je le concède, c’est un peu tiré par les cheveux…

J’aurais aussi pu dégainer l’exemple d’animaux coloniaux dont les corps fusionnés les uns aux autres permet d’atteindre des tailles fantastiques. Ainsi, une colonie de siphonophores du genre Apolemia a été observée en 2020 au large de la côte ouest de l’Australie et dont la longueur a été estimée à 119 m. Prodigieux, mais pas du jeu, je le concède de nouveau…

On peut donc décider de disqualifier la méduse et les animaux coloniaux car il ne s’agit pas réellement d’une “longueur individuelle” qui est mesurée. Qu’à cela ne tienne, j’ai encore un autre exemple à opposer aux autrices de la Battle du vivant. Un exemple qu’on trouve dans plusieurs listes wikipedia, des chroniques radio, des articles scientifiques ou encore des vidéos YouTube de comparaisons 3D de tailles d’animaux : le record de longueur du ver némerte Lineus longissimus.

Lineus longissimus

Non seulement son nom annonce la couleur, mais en plus il s’agit bien ici d’une mesure de longueur depuis la bouche de l’animal jusqu’à son extrêmité postérieure. Les némertes, aussi surnommés vers rubanés, forment un groupe de plus de 1200 espèces de vers caractérisés par une sorte de trompe, le proboscis, qui est stocké dans une poche indépendante de leur tube digestif. Pendant un temps, je recevais plein de messages d’internautes perturbés par des vidéos improbables de bestioles aux capacités incroyables, comme celle de se scinder en plusieurs morceaux indépendants, de sécréter un mucus toxique ou de relarguer des sortes de langues gluantes partant en fractales blanches ou en long filament rosâtre. Il s’agissait pour la plupart d’images de vers némertes.


Nemerte avec proboscis en fractale

Outre ces incroyables caractéristiques, une autre information revenait à maintes reprises lorsque je me renseignais sur ces étranges animaux : que c’est une espèce de némerte qui détient le record de l’animal le plus long de la planète car la mesure d’un spécimen de l’espèce Lineus longissimus avait déterminé une taille de 55 m de long ! Vu le nombre de médias qui répètent cette information, on serait en droit de croire qu’elle est sourcée et fiable, non ?
Et bien, pas tellement. Et il s’avère que la communauté scientifique dans laquelle j’ai fait carrière me permet d’être assez dubitatif. En effet, dans le monde merveilleux de la recherche en Evo-Devo, on est souvent amené à travailler sur des bestioles assez cheloue (perso je travaille sur un ver marin appelé Platynereis dumerilii qui se métamorphose selon les phases de la lune…), et côtoyer des collègues qui étudient des animaux encore plus zarbis. L’un deux, Bruno Vellutini, a non seulement le bon goût de tenir un blog de vulgarisation scientifique, mais a le mérite d’étudier Lineus longissimus en laboratoire.


Dans un billet de son blog, il relate le fait que ces vers font le plus souvent 10 m de long, et dépassent rarement les deux mètres en laboratoire. Lui aussi est tombé sur l’information concernant les 55 m d’un spécimen de son organisme modèle, et il a donc décidé de mener l’enquête pour déterminer la véracité d’une telle mensuration. Après avoir fouillé de fond en comble la base de donnée remarquable de la Biodiversity Heritage Library, il est tombé sur plus de 30 références historiques répertoriant des mesures de spécimens de Lineus longissimus et dont une seule, datant de 1873, évoquait la taille de 55 m (les autres vont de 50 cm à 28 m pour des spécimens naturalisés, et un maximum de 10 m pour un animal vivant).
Il n’existe donc qu’une seule référence stipulant une longueur de 55 m, et je vous laisse apprécier, avec la citation suivante, la rigueur du protocole qui a été employé : 

“[...] après une violente tempête au printemps 1864, un spécimen a échoué sur le rivage à St. Andrews et a rempli à moitié un bocal de dissection de huit pouces de large et de cinq pouces de profondeur. 28 mètres ont été mesurés sans rupture, et pourtant la masse n'était pas à moitié déroulée.”

Voilà : c’est de ce petit paragraphe qui a été la source tant répétée d’un record de 55 m et qui figure même dans Le Livre Guinness des records ! Or, si vous comprenez bien, l’auteur de cette mesure a effectué en réalité une estimation, en mesurant 28 m de ce qu’il pensait être la moitié d’un ver dont le reste était toujours enroulé dans un bocal.

Némerte, dessin de la monographie de McIntosh

Pour pallier ce manque cruel de rigueur scientifique, Bruno Vellutini a utilisé une information plus fiable (le volume du bocal de dissection), pour arriver à une estimation d’un ver de plus de 30 m de long. C’est toujours très impressionnant, mais pour le coup, moins grand qu’une baleine bleue et je devrais normalement concéder la victoire aux mesures proposées par mes consœurs dans leur battle.
Sauf que…
Il me reste une remarque à faire concernant Lineus longissimus. Dans la monographie de 1873, le naturaliste W.C. McIntosh se plaint de la difficulté qu’il a de récolter de longs spécimens entiers, car ces vers ont la flexibilité du caoutchouc en plus d’une propension à se couper spontanément en deux. Qu’il existe potentiellement des vers Lineus longissimus plus grands qu’une baleine bleue n’est donc pas impossible, mais peut être tout simplement trop difficile à mesurer ! C’est d’ailleurs une des conclusions d’un article de recherche scientifique paru en 2015 dans la revue PeerJ et titrée “La taille des géants de l'océan : modèles de variation intraspécifique de la taille de la mégafaune marine.”

Graphical Abstract : What are the largest sizes of ocean giants

Dans cet article, les autrices et auteurs qui veulent déterminer la taille des géants des océans nous expliquent, je cite, qu’”il s'agit

"d'une question simple dont la réponse est difficile et complexe. [...] la rareté, l'éloignement et, tout simplement, la logistique de la mesure de ces géants ont rendu difficile l'obtention de mesures de taille précises. Les rapports inexacts sur les tailles maximales sont omniprésents dans la littérature scientifique et les médias populaires. En outre, la manière dont la variation de la taille de ces animaux au sein d’une espèce est liée au sexe, à la structure de la population, à l'environnement et aux interactions avec l'humain reste sous-estimée.”

Personnellement, dans tous ces records, ce qui m’a semblé invraisemblable c’est l’absence d’espèces parasitaires ! Sachant que le record du ver solitaire le plus long retrouvé dans les entrailles d’un humain est de 18 m (retiré chez un patient thaïlandais qui souffrait d’excès de flatulence), que le record du ver solitaire le plus long retrouvé chez une espèce de cachalot est cette-fois ci de 40 m, vous allez pas me dire qu’il est impossible qu’une baleine bleue ne possède pas un ver solitaire plus grand qu’elle et qui détiendrait donc le véritable record de l’animal le plus long de la planète !

Deux ténias parasites trouvés dans des baleines bleues : les photos 1&2 sont des Tetrabothrius affinis ; les photos 3&4 sont des Priapocephalus grandis (14,24 m de long et 12 mm de large) Source : Markowski S (1955) Discovery Reports 27:379-395

À ce moment de ma chronique, vous pourriez vous demander ce qui alimente ma passion pour les mensurations extrêmes des animaux. Est-ce encore le témoignage d’un intérêt typiquement masculin de déterminer qui a la plus longue (pour infos, j’ai vérifié pour vous, c’est celle de la baleine bleue qui mesure 2,4 m)  ? Alors, ce n’est pas impossible, mais je vous propose cependant de considérer que ma motivation est portée vers un but plus noble :  celui de la pédagogie.
En effet, la plupart des chiffres que je vous ai fournis dans ma chronique, proviennent d’une compilation de mensurations d’organismes vivants que mon équipe enseignante exploite dans une activité destinée à des étudiant.e.s de première année de Licence : un jeu appelé ScaleLine.

ScaleLine

Son principe est simple ! Chaque étudiant.e de la salle reçoit une carte sur laquelle figure une image d’un organisme vivant (une bactérie, un arbre, un champignon, etc.). On installe une première carte au tableau avec un aimant, puis chaque étudiant.e vont au tableau à leur tour pour poser une carte et constituer une frise du plus petit au plus grand organisme. Bien entendu, on a préparé quelques organismes qui donnent du fil à retordre aux étudiant.e.s de Licence et je vais m’empresser de tester vos compétences en comparaison (réponses en commentaires) :

À votre avis, la plus grande bactérie jamais mesurée reste plus petite : 

Thiomargarita magnifica

  • d’un cerveau de mouche 
  • d’un œuf de colibri 
  • d’un fémur humain

cerveau de mouche
oeuf de colibri
Fémur humain

Qu’est ce qui est plus grand : 

  • le spermatozoïde de la mouche drosophile Drosophila bifurca
  • la grenouille Paedophryne amauensis

Spermatozoïde de Drosophila bifurca
Paedophryne amauensis

Qu’est ce qui est plus petit : 

  • une mitochondrie
  • un pandoravirus
  • un globule rouge

Mitochondrie
Pandoravirus
Globule rouge

Cette activité, je la trouve particulièrement intéressante à proposer pour des premières années de Licence car non seulement ça a le don de les réveiller lors d’une séance de travaux dirigés, mais en plus, on a souvent le droit à des contestations, des questions, des demandes de vérifications, bref : on attise leur esprit critique, et on les invite à s’émerveiller sur la richesse et l’improbable diversité du monde vivant qui nous entoure. 

Ça m’évoque un passage de la battle du vivant d’ailleurs, que je m’empresse de vous citer : 

“La plus petite plante à fleur, Wolffia globosa, mesure moins d’un millimètre, tandis que le plus gros arbre, le séquoia géant des États-Unis, avoisine 115 mètres de haut ! Le plus petit insecte connu, Dicopomorpha echmepterygis, est une guêpe parasite d’à peine 0,12 mm de long et on sait qu’il y a 250 millions d’années, une libellule géante de 70 cm d’envergure parcourait le ciel ! [...] Si on considère des colonies d’individus plutôt que des individus uniques, les recordmen mondiaux sont Pando, une forêt de clones de 47 000 peupliers faux-trembles qui s’étend sur 61 terrains de foot, ainsi que l’armillaire, une colonie de champignons dont le mycélium s’étend sur 1 371 terrains de foot. Les deux poussent aux États-Unis, pays de la démesure !”

La dé-mesure… Vu la fiabilité chancelante de certains records de taille, la difficulté d’effectuer des relevés ou encore la futilité de comparer des spécimens appartenant à des espèces aux biologies drastiquement différentes, je pense que “dé-mesure” est le terme adéquat pour conclure cette chronique qui, je l’espère, vous convaincra, face à des annonces de mensurations gargantuesques… à prendre un peu vos distances.

Liens :
UN ANIMAL DE 150 METRES ? (2)
The Echinoblog: Ribbon Worms: The Incredible Predators You've Barely Heard About!
14 Fun Facts about Marine Ribbon Worms | Science| Smithsonian Magazine
World’s longest animal boasts a potent poison
L’animal le plus long du monde est aussi très toxique, L'Edito carré - Vidéo Dailymotion
Les némertes - Nicobola
Historical SciArt — Worm Wednesday Giant bootlace worms (Lineus...
Here's Something You Don't Want To Know : Krulwich Wonders... : NPR
Is Lineus longissimus the longest animal on Earth? - Bruno C. Vellutini
Longest Animal Ever Recorded Found in the Deep Sea
What The Heck Is This Long, Hypnotic Stringy Thing Floating in The Ocean? : ScienceAlert
Apolemia - Wikipedia
Longest colonial animal | Guinness World Records

Références :
Agassiz, Alexander. Illustrated Catalogue of the Museum of Comparative Zoology: North American Acalephae. Vol. 2. p. 44.
https://www.biodiversitylibrary.org/page/28070439
Jacobsson, E., Andersson, H. S., Strand, M., Peigneur, S., Eriksson, C., Lodén, H., Shariatgorji, M., Andrén, P. E., Lebbe, E. K. M., Rosengren, K. J., Tytgat, J., & Göransson, U. (2018). Peptide ion channel toxins from the bootlace worm, the longest animal on Earth. Scientific Reports, 8(1), 4596. https://doi.org/10.1038/s41598-018-22305-w
M’Intosh, W. C., Ford, G. H., McIntosh, R., & Walker, A. H. (1873). A monograph of the British marine annelids. The Ray society. https://doi.org/10.5962/bhl.title.54725
McClain, C.R., Balk, M.A., Benfield, M.C., Branch, T.A., Chen, C., Cosgrove, J., Dove, A.D.M., Gaskins, L.C., Helm, R.R., Hochberg, F.G., Lee, F.B., Marshall, A., McMurray, S.E., Schanche, C., Stone, S.N. & Thaler, A.D. (2015). Sizing ocean giants: patterns of intraspecific size variation in marine megafauna. PeerJ 3, e715. https://doi.org/10.7717/peerj.715
Nowak, R. 1991. Walker's Mammals of the World. Baltimore, Maryland, USA: The Johns Hopkins University Press.
Wilson, D., S. Ruff. 1999. The Smithsonian Book of North American Mammals. Washington: Smithsonian Institution Press.

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