Dans le joli monde de la médiatisation scientifique, l’un des concepts les plus malmené est certainement le processus de l’évolution. On a tous été exposé à une représentation simpliste et erronée du mécanisme de l’évolution, celui de la chaine de complexité: on la retrouve dans la fameuse marche du progrès
ou encore le chemin évolutif linéaire qui débouche sur l’humain.
Pas étonnant ensuite que quelques confusions s’installent, mises en dérision dans cet épisode de South Park:
Et oui, si on imagine que l’évolution a un sens et gravit une échelle du progrès, échelon par échelon, dont nous serions l’apogée, on se retrouve à douter sérieusement de sa validité. C’est ce genre de représentation de l’évolution qui mène beaucoup de personnes à se poser des questions du genre : si l’évolution tend vers l’humain, comment se fait-il qu’il existe encore des espèces moins évoluées?
Heureusement, scientifiques et bloggeurs (comme Marion Sabourdy ou Mr Ocean Electrique) se mettent de plus en plus à traiter de la question pour chasser des esprits ces idées fausses.
Je répète ce qui a déjà été dit dans leurs billets: l’évolution ne se dirige pas dans un sens particulier. Il n’y a pas de progrès préconçu dans l’évolution. L’évolution va dans toutes les directions, contrainte uniquement par les changements génétiques aléatoires qui sont transmis au cours de la reproduction des organismes, ainsi que par la sélection naturelle qui élimine les individus non adaptés aux conditions de survie et de reproduction dans un contexte donné. Au grès de ces contraintes, les espèces vont évoluer et peuvent changer drastiquement de morphologie, de stratégie de survie, de degré de complexité, dans tous les sens possibles!
C’est à mon tour de m’atteler donc à la démystification de la représentation linéaire de l’évolution, mais on va faire ça SSAFT style, avec une jolie convergence évolutive!
Parlons donc de la transition des vertébrés aquatiques vers des vertébrés terrestres. Selon le schéma horrible ci-dessus, cette transition ne se serait effectué qu’une fois, de poisson à tétrapode, pour que le chemin de la perfection mène vers notre bonne bouille d’Homo sapiens. Si vous avez bien suivi, vous avez maintenant compris que, puisque l’évolution ne favorise pas un sens particulier, cette transition n’est qu’un chemin parmi d’autres qui dans ce cas précis, a mené à l’émergence des animaux tétrapodes, mais qui dans un autre a pu mener vers l’émergence d’autres animaux adaptés à des conditions écologiques différentes que celles rencontrées sur la terre ferme.
Mais du coup, si je vous dis qu’il n’y a pas de chemin prédéterminé à l’évolution, qu’est ce qui empêche l’émergence indépendante, à un autre moment, à un autre endroit, d’espèces de vertébrés non tétrapodes mais adaptées cependant à la vie terrestre?
Réponse : rien. Rien n’empêche l’évolution d’arriver à ce même résultat via un chemin différent. Et d’ailleurs vous savez quoi? Ces vertébrés non tétrapodes qui gambadent sur la terre ferme, et bien ils existent! Et vous savez comment on appelle ce phénomène d’émergence d’espèces partageant des critères morphologiques qui n’ont pas été hérités par un même chemin évolutif?
La CONVERGENCE EVOLUTIVE pardi! (Ouais, je sais pas trop pourquoi je me mets à crier en fait…)
Faisons donc un petit panel des vertébrés adaptés à la vie terrestre (alias, je respire le bon air frais et je gambade hors de l’eau) par ordre des plus connus.
D’abord, il y a les tétrapodes, représenté ci dessus par la reconstitution d’un des plus anciens tétrapodes, Ichthyostega. Les tétrapodes sont des vertébrés qui ont généralement deux paires de membres (mais pas toujours, exemple 1 et 2) et qui respirent avec des poumons (mais pas toujours – quand je vous dis que l’évolution va dans n’importe quel sens…).
Il y a aussi les proches cousins des tétrapodes, les dipneustes, qui possèdent une belle tronche de poiscaille mais qui pourtant possèdent, en plus de leurs branchies, un joli ptit poumon qui lui permet de respirer à l’air libre. Par contre, s’il gambade avec ses grosses nageoires charnues, c’est uniquement sous l’eau et dans la vase.
Mais bon, le cas du Dipneuste n’est pas vraiment un cas de convergence évolutive puisque les tétrapodes ont hérité de poumons et de membres homologues à ceux trouvés chez les dipneustes. Voyons voir ce qui se passe du côté des poissons qui sont adaptés à respirer hors de l’eau, mais sans poumons! (et on ne compte donc pas les poissons qui font un court séjour hors de l’eau, mais sans respirer, comme les grunions lors de la parade amoureuse)
Commençons d’abord par les blennies, comme le curieux bonhomme ci dessus, Alticus saliens, qui peut parfaitement respirer hors de l’eau, et y passe le plus clair de son temps pour échapper à ses prédateurs et attraper de belles proies. Par contre, niveau locomotion, notre ami Alticus a choisi le saut en hauteur plutôt que la bête marche à nageoire… Encore une fois, les voies de l’évolution sont imprévisibles…
Il y a même certains poissons qui ont perdu totalement la capacité de respirer sous l’eau à force de faire les malins et de rester près de la surface. C’est par exemple le cas de l’anguille électrique dont Vran nous avait parlé il y a quelque temps, dans le cadre d’un autre cas de convergence évolutive. Les anguilles électriques doivent donc prendre une goulée d’air à la surface toutes les 10 minutes…
Dans le genre plus flippant, il y a les Channas comme Channa argus, des poissons carnivores dont la prolifération (et le fait qu’ils respirent et se promènent sur terre) en font une espèce invasive à surveiller. Ils appartiennent à un groupe cousin de toute une famille de poissons, les Anabantidés, qui utilisent un organe spécial situé dans la tête et appelé le labyrinthe pour respirer l’air de la surface et ainsi compenser le manque d’oxygène des eaux dans lesquelles ils vivent.
Version plus gentil, il y a les gouramis anabas qui peuvent respirer et marcher hors de l’eau pendant près de 8 heures:
Et bon, j’ai laissé le meilleur pour la fin avec le cas merveilleux des poissons grenouille (Les poissons-grenouilles avaient déjà pointé le bout de la nageoire sur SSAFT, dans un commentaire illustré). Cette fois-ci la respiration de ces étranges poissons est assurée par la peau, à l’instar des amphibiens!
Voici donc un peu plus de détails sur les défis quotidiens que doivent relever mes poissons amphibie-préférés, les poissons grenouilles ou Oxudercinae, narrés par le naturaliste qu’on ne présente plus, Sir David Attenborough. Dans la vidéo ci-dessous, vous découvrirez deux espèces de poissons amphibie, Boleophthalmus pectinirostris et Periophthalmus modestus dont le train de vie vous laissera pantois!
Transcription:
Un poisson grenouille (Mudskipper – sauteur de vase), un poisson qui passe la plupart de sa vie hors de la mer. Il peut marcher sur la terre et respirer à l’air libre. Sa vie est très différente de la vie de la plupart des autres poissons. Un poisson hors de l’eau, certes, mais ils prospèrent ici au Japon.
Qu’est ce qui a rendu ce changement d’habitat avantageux? La réponse se trouve dans la boue. Lorsque la marée se retire, elle laisse un dépôt vaseux. La lumière du soleil frappe le limon fertile et des petits animaux et plantes se développent. Une source de nourriture pour le poisson-grenouille.
Mais la vie sur la terre ferme n’est pas dénuée de problèmes. Trouver un partenaire sexuelle est une tâche ardue! Sauter haut par dessus la vase permet de se faire remarquer. Avec des yeux perchés sur le dessus de leur tête, les poissons grenouilles gardent un œil vigilant pour débusquer leurs amis ou leurs ennemis. Et le mâles combattent ceux qui s’introduisent sur leur territoire. Ils doivent aussi prendre garde à ne pas se dessécher sous le soleil. Rouler dans la vase permet de garder la peau au frais et humide.
Pour cette espèce plus petite, une meilleure alternative est de se retirer sous le sol. Il se creuse donc un tunnel dans la boue. Ces amas de déblais permettent d’appréhender l’étendue de ses excavations. A cause des marées qui inondent le tunnel deux fois par jour, la maintenance est un véritable calvaire.
Le tunnel est plus qu’un simple refuge contre le soleil. Il sert un autre but très important. Le tunnel prend en fait la forme d’un U et le bout du tunnel correspond à une chambre close dont les murs sont bordés d’œufs. Les œufs sont gardés à l’air libre du fait que l’air est plus riche en oxygène que l’eau. Le problème c’est que l’air qui est piégé dans la chambre ne durera pas longtemps. Donc le mâle va nager jusqu’à l’autre extrémité du tunnel pour prendre une gorgée d’air frais. Il repart ensuite à travers le tunnel et relâche sa gorgée dans la chambre-couveuse, réapprovisionnant d’oxygène l’atmosphère de la chambre pour que les œufs survivent. Il répètera la procédure des centaines de fois jusqu’à ce que ses œufs éclosent. Ce style de vie est très contraignant mais le poisson grenouille semble avoir trouvé un moyen de contourner tous les problèmes.
Références:
A Locomotor Innovation Enables Water-Land Transition in a Marine Fish.” By Shi-Tong Tonia Hsieh. Public Library of Science ONE, Vol. 5 No. 6, June 18, 2010.
Larson H.K., Jaafar Z. and Lim K.K.P., 2008 – An annotated checklist of the gobioid fishes of Singapore – The Raffles Bulletin of Zoology, 56(1): 135–155.
Liens:
Article BoingBoing
The Mudskipper
BBC Life et la scène des Mudskippers en détail
1 De JP COLIN - 25/02/2011, 10:28
L'évolution c'est quand même vraiment funky pour le coup... Transporter l'air frais en "mode manuel", c'est vraiment n'importe quoi, mais ça marche ! J'adore !
2 De alain - 26/02/2011, 11:58
Magnifique ! Bravo les poissons grenouilles.
A quand un article sur les hommes grenouilles ? ( Non, pas sur le commandant Cousteau )
3 De Xochipilli - 26/02/2011, 17:39
Fascinant. Il y a deux aspects complémentaires à cette "non-direction" de l'évolution qui restent encore un peu mystérieux pour moi:
1) Le paradoxe entre la réversibilité fonctionnelle de l'évolution (que tu illustres très bien) et l'irréversibilité génétique qui la sous-tend. Comme <a href="http://www.cepheides.fr/article-de-...">ce billet</a> l'explique bien, une fois qu'une espèce stabilise une mutation, il est très peu probable qu'elle revienne génétiquement en arrière par une mutation inverse. Tout au plus les effets de la mutation initiale peuvent être inhibés par une seconde mutation, mais en tous cas les mutations s'accumulent les unes derrière les autres comme une construction de Lego dont on ne peut enlever les pièces. Ca s'appelle je crois le principe de Dollo (1890!) et ça ressemble à la loi de l'entropie.
2) L'autre truc qui reste étrange pour moi est la disparition de caractères "inutiles". Evidemment l'utilité est une question de point de vue mais je pense par exemple aux organes ne servant plus à grand chose comme les yeux des animaux vivant dans l'obscurité par exemple. Ces caractères "inutiles" finissent toujours plus ou moins par dégénérer et disparaître alors qu'ils ne sont pas gênant pour l'organisme. Une explication avancée est que cette disparition est le prix à payer pour que d'autres mutations favorables voient le jour, une sorte d'effet collatéral en quelque sorte. Est-ce la seule explication? Tu veux pas nous faire un autre super billet SSAFT là-dessus? Je dis ça...
4 De Taupo - 26/02/2011, 18:15
@Xochipilli : Ha ha, les super bonnes questions qui donnent mal à la tête dès le matin! Je répondrais à la question 2 dans super pas longtemps, promis. Mais je peux déjà te le dire: les apparences sont trompeuses. Croire que la disparition d'organes visuels est la règle dans les abysses, c'est ce fourvoyer! Encore une illusion menée tambour battants par les défenseurs d'une chaîne linéaire de l'évolution...
Pour la question 1, faut que je réfléchisse...
5 De Vran - 27/02/2011, 12:07
@Xochipilli & Taupo : Hum... pour la disparition des organes devenus "inutiles" (comme les yeux du poisson Astyanax mexicanus par exemple), une des explications possible est également celle du coût métabolique. Pour produire un organe lors du développement, l'organisme utilise des ressources (des protéines, de l'énergie etc...). Le fait de ne plus produire un organe devenu inutile (c'est à dire ne présentant plus d'avantage sélectif) représente une économie de ressources et donc un avantage en soi.
6 De Taupo - 28/02/2011, 16:39
@Vran : Héhé mon gars, prepare yourself to be surprised (mais arrête de scooper mes idées, c'est sur ça que je vais écrire!)
7 De Hervé A. - 02/03/2011, 06:22
Il me semble que "l'erreur" du public vient d'une évolution des théories scientifiques elles-mêmes.
Au début les scientifiques pensaient qu'il y avait une évolution dans un sens définit, aujourd'hui ils défendent la théorie qu'elle est buissonante. Donc ce n'est pas le public qui se trompe, ni même les scientifiques d'ailleurs, c'est que la théorie scientifique évolue, et le public suit. (heureusement)
Concernant l'évolution, il me semble qu'il reste à expliquer, ou décrire, le "sens" vers plus de complexité et plus de diversité d'ensemble : le hasard et la nécessité n'impliquent nullement, me semble-t-il, que dans un éco-système donné ces paramètres augmentent, du moins en dehors de l'action polluante de l'homme.
Merci pour vos articles.
8 De Xochipilli - 04/03/2011, 22:17
@Vran: l'argument de "l'économie" du métabolisme est l'explication la plus courante effectivement. Je ne suis pas convaincu car intuitivement j'aurais pensé que l'économie permise est trop faible pour entrainer une dérive génétique. A-t-on perdu nos poils parce qu'une fois qu'on a inventé des vêtements le surcoût métabolique de ces poils constituait un fardeau évolutif par rapport aux non poilus? Idem pour nos dents de sagesse? Ce type d'explication me semble un peu trop magique pour être réellement convaincant...
9 De Vran - 05/03/2011, 11:53
@Xochipilli : Développer un organe complet nécessite tout de même beaucoup d'efforts. Entre les réseaux génétiques spécialisés dans cette fonction, les cellules souches dédiées (qui pourraient être utilisées à renforcer une autre structure par exemple) ou tout simplement l'énergie nécessaire, l'économie peut n'être pas du tout négligeable. Après, comme d'habitude, un seul phénomène n'est pas suffisant pour tout expliquer. Sinon pour les autres exemples cités, les dents de sagesse sont encore présentes bien qu'inutiles, ce qui montre que le processus est lent et encore incomplet. Quant aux poils ils ne sont pas seulement devenus inutiles mais carrément désavantageux (hygiène, parasitisme...) et surtout très moches. Or la pression de sélection la plus intense et cruelle, celle qui peut tout faire changer en quelques générations seulement : c'est les filles.
10 De Ben - 19/10/2011, 14:24
Il y a deux choses à distinguer : l'apparition d'individus chez qui le caractère devenu inutile est absent, et la généralisation à toute la population de cette mutation.
Pour le premier phénomène, il est tout à fait logique : si des individus naissent avec une mutation qui les prive d'un caractère devenu inutile, rien ne les empêche de se reproduire transmettre cette mutation. Ce qui n'est évidemment pas le cas des mutations privant d'un caractère utile, freinant la reproduction. C'est ainsi qu'on se retrouve avec une partie significative de la population humaine à qui il manque des dents de sagesse (personnellement je n'en ai jamais eu que trois), caractère inutile, mais pas une partie de la population à qui il manque des yeux. Les mutations "moins de dents de sagesse" se promènent tranquillement dans nos gènes, mais je ne vois pas de raison qu'elles deviennent une généralité.
Le second phénomène implique dans un premier temps la survenue du premier (présence d'une population chez qui le caractère est absent) et une pression de sélection intense (pour reprendre les mots de Vran). Deux possibilités, soit un évènement s'attaque spécifiquement au caractère en question (supposons une maladie qui vise spécifiquement aux dents de sagesse), favorisant directement ceux chez qui le caractère est absent. Soit, moins direct mais plus probable, une crise énergétique comme une famine : seront favorisés tout ceux qui nécessitent moins d'énergie pour vivre. Or qui dit un caractère en moins dit moins d'énergie consommer (à le fabriquer et l'entretenir), donc encore une fois ceux chez qui le caractère inutile a disparu sont favorisés. Répéter tout ça sur de nombreuses générations et de nombreuses crises, et on obtient la disparition totale du caractère.
11 De Ben - 19/10/2011, 14:30
D'ailleurs je résume là simplement la théorie de l'évolution, qui un peu comme l'économie fonctionne en alternance de "périodes de croissance", périodes fastes où les mutations les plus diverses se multiplient et se répandent dans une population de plus en plus variée, et des "périodes de crise" où il va y avoir sélection de ceux qui ont reçu les mutations les plus utiles.
12 De Humbert - 06/03/2014, 00:24
Vous m'avez fait découvrir le nom de "Sir David Attenborough", que j'avais vu, pardon, admiré de nombreuses fois à la BBC.
Merci.
:)