Le Mercredi on Converge

Des animaux qui gagnent à être transparents

Phronima sp., Octopus bimaculoides, Periclimenes yucatanicus, Corolla sp., via Bagge, 2019
Transcription de ma chronique pour l'émission 470 de Podcast Science dont le thème était la transparence.


Si vous deviez choisir un super-pouvoir, lequel serait-ce ? Moi c’est évidemment la meilleure solution, à savoir le contrôle du temps, mais parmi les superpouvoirs que la plupart des gens souhaitent acquérir, l’invisibilité fait bonne figure. Est-ce cependant parfaitement souhaitable ? Car si le pouvoir de l’invisibilité correspond à posséder un corps parfaitement transparent, alors j’ai une mauvaise nouvelle : il est fort probable qu’une personne invisible soit également… totalement aveugle.

L'homme invisible est aveugle ?


En effet, quelles que soient les structures employées par les organismes vivants pour percevoir la lumière (et je vous renvoie à la roue libre 302 où je vous expliquais, dans ma chronique Comment le Vivant voit les couleurs, que de nombreux “yeux” avaient évolué par convergence chez les animaux et d’autres organismes comme des plantes et des organismes unicellulaires) ces yeux doivent posséder une structure absorbant la lumière et qu’on nomme généralement la rétine.

Fonctionnement de la rétine
Si la rétine était transparente pour les longueurs d’ondes du spectre visible, cela signifierait donc qu'elle laisse passer ces photons sans absorption et ne peut donc en générer une perception. En d’autres termes, pour qu’un être humain invisible puisse voir, il faudrait au moins qu’il possède des rétines qui nous paraîtraient comme deux structures opaques se baladant dans les airs…

Dans cette chronique je vais faire une liste d’animaux dont tout ou partie du corps sont transparents, et j’avoue que je ne pensais pas que j’allais tout bonnement évoquer nos propres mirettes pour commencer. Car de la même manière qu’un humain invisible, s’il veut voir, doit posséder des rétines opaques, il doit aussi avoir une partie des yeux transparents pour qu’ils fonctionnent : le cristallin et la cornée (et on peut aussi rajouter les humeurs vitrée et aqueuse de l’œil, c’est à dire les liquides essentiellement composés d’eau qui remplit l’essentiel de l’espace séparant les différentes structures de l’œil).

Anatomie d'un oeil humain

Mais comment ces deux tissus peuvent-t-ils être transparents ? À bien des égards, répondre à cette question nous permettra de mieux envisager par la suite la transparence de certains organismes entiers. Pour la faire courte, la cornée et le cristallin sont transparents car ce sont des tissus dans lequel on ne trouve pas de vaisseaux sanguins ou d’autres structures opaques comme des muscles, ou des nerfs, mais par contre pas mal d’eau et surtout des fibres de protéines dont la taille et l’arrangement confèrent des capacités de propagation de la lumière. Dans la cornée, ces fibres de protéines sont du collagène enrichis en glycosaminoglycane alors que 90 % des protéines du cristallin sont des cristallines. Sans rentrer dans des considérations compliquées d’indices de réfraction de la lumière et autres interférences destructives, sachez que la transparence de ces structures provient essentiellement de leur composition et de leur architecture nanoscopique. Parce que ces protéines ont des arrangements taquinant la taille de la longueur d’onde de la lumière, elles sont à même de jouer avec elle et surtout de la laisser passer.

Mais plongeons dans le vif du sujet, et par la même dans les océans pour y chercher nos premiers exemples d’animaux transparents. La raison qui nous pousse à chercher d’abord dans l’eau est assez simple : on y lutte moins contre les variations de l’indice de réfraction de la lumière, cette déviation qui change la direction des rayons lumineux lorsqu’ils passent d’un milieu à un autre. Les tissus des animaux ont des indices de réfractions plus proches de celui de l’eau que celui rencontré dans l’air. Et pour maximiser nos chances, il faudrait trouver un animal essentiellement composé d’eau : j’ai nommé une méduse.

Méduse
Pour le coup, l’aubaine vient non seulement du fait que ces animaux sont riches en eau, mais aussi dépourvus de système vasculaire à proprement dit. Et dans cette catégorie, on peut aussi trouver de nombreux animaux transparents parmi les cténophores, comme la célèbre ceinture de vénus...

Ceinture de Vénus
...ou encore les salpes, qui défraient souvent la chronique lorsqu’elles s’échouent sur les plages.

Salpe


Dans la catégorie bien mou et transparents, nous pourrions citer également les chétognathes (qu’on surnomme aussi vers sagittaires car ils ressemblent à des flèches)...

Chétognathe
quelques céphalopodes comme des calmars ou pieuvres dits “de verre”...

Larve de Wunderpus octopus, Wu Yung-sen
...des concombres de mers translucides...

Enypniastes sp.
...ou encore des vers annelés quasi invisibles.

Tomopteris, MBARI

Là où ça se complique, c’est quand les animaux concernés possèdent une variété de tissus complexes comme par exemple des crustacés ou encore des vertébrés. Et pourtant il existe bel et bien des exemples de langoustes ou poissons transparents ! Chez certains d’entre eux, il s’agit en réalité d’une phase de vie. Ainsi les larves de langoustes Palinurus...

Larves de Palinurus
...ou encore les larves dites leptocéphales de nombreuses anguilles et murènes...

Larves de Leptocéphales
...parviennent à un degré impressionnant de transparence notamment parce qu’elles ont un corps particulièrement plat. Mais une fois adultes, ces animaux sont généralement bien visibles. Je me suis récemment passionné pour les larves leptocéphales des anguilles, car elles ont longtemps rendu perplexe les naturalistes qui les classaient volontiers comme des espèces de poissons à part. Pour parvenir à leur transparence, elles ne possèdent qu’une fine couche de muscle recouvrant une grande poche mince remplie de glycosaminoglycane (vous savez, ce qu’on trouve aussi dans la cornée) qui constitue une sorte de gelée transparente qui court le long de leur corps. Cette poche joue aussi le rôle de réserve car son contenu va être transformé au cours de la métamorphose entre larve et adulte. Et pour la circulation sanguine, me demanderez-vous ? Et bien elle est présente mais fait circuler un sang parfaitement transparent car totalement dépourvu de globules rouges. Sa respiration serait donc essentiellement effectuée par diffusion passive, facilitée par la faible épaisseur de son corps.

Larve Leptocéphale

Mais en regardant les photos de ces exemples de larves de vertébrés ou de crustacés, vous ne manquerez pas de noter la présence des yeux de ces animaux. Et oui, on l’a bien dit en évoquant l’homme invisible : impossible de voir sans être un peu vu… Mais est-ce vraiment le cas ? Chez les larves des langoustes Palinurus, les yeux sont disposés à l'extrémité de longs pédoncules, les éloignant le plus possible du corps, alors qu’au contraire, les mirettes des crustacés Phronima...

Phronima


...ou Cystisoma

Cystisoma


... sont très fines, avec des rétines compactes. Pour ces deux exemples, l’idée est donc de limiter la visibilité de ces organes essentiels ou qu’ils évitent d’attirer l’attention sur le reste du corps. Mais les larves des célèbres crevettes mantes ont une autre astuce. Elles naissent transparentes, si ce n’est au niveau de leurs yeux à multiples facettes. Mais ceux-ci sont rehaussés d’une pigmentation particulière, comme si leurs rétines étaient recouvertes de paillettes réfléchissantes.

Larve de Crevette-Mante

Cela leur octroie une forme de camouflage car ces paillettes peuvent réfléchir la lumière environnante, forme de camouflage qui est très fréquente dans le milieu dit pélagique (en gros ce qui n’est pas sur le fond marin ou le rivage et qui correspond à la pleine mer). 

Car il est bien question de camouflage depuis le début de cette chronique. Que ce soit pour éviter la prédation ou au contraire la favoriser (voire un mix des deux), la transparence offre l’avantage non négligeable d’offrir un camouflage adapté à n’importe quel paysage. Mais cela ne se fait pas sans apporter son lot de désavantages ! 

Prenez le régime alimentaire par exemple : si vous êtes transparent, difficile de cacher la digestion de votre dernier gueuleton… Plusieurs solutions sont observées dans la nature. La première imite l’astuce des yeux de crustacés évoqués plus tôt et vous trouverez alors des poulpes et calmars transparents dont le tube digestif est en forme d’aiguille effilée et parfois recouverts de pigments réfléchissants. Et puis vous avez d’autres espèces comme les larves leptocéphales qui, elles, semblent tout simplement privilégier une alimentation transparente… Ainsi l’étude des tubes digestifs de ces larves de poissons a montré qu’elles s'alimentent essentiellement de neige marine, cette sorte de pluie ininterrompue de détritus organiques qui tombe de la surface de l’eau jusqu’aux fonds marins. 

Autre souci de la transparence : la protection contre le rayonnement mortel ultra-violet. Certaines espèces marines transparentes peuvent s’en accommoder en vivant dans des profondeurs où le rayonnement UV pénètre moins, mais pour celles qui restent à la surface, c’est une gageure. Tant et si bien que nombreuses sont celles qui sont transparentes à la lumière visible, mais opaques aux UV. Au cours de l’évolution, cela a amené à ce que de nombreuses espèces de prédateurs acquièrent la capacité de percevoir les UV pour mieux attraper leurs proies transparentes à la lumière visible. D’autres auraient acquis une capacité à percevoir la lumière polarisée qui permettrait de révéler la présence de proies quasi invisibles autrement.

C’est notamment parce qu’il est beaucoup plus difficile de se protéger contre les UV quand on est hors de l’eau que les exemples d’animaux terrestres transparents sont très rares (et je vous rappelle la fameuse différence d’indices de réfraction entre l’eau et l’air qui n’aide toujours pas). Ceci étant dit, on est capable d’en dénicher quelques exemples, dont certains tombent sous le sens, comme cette espèce d’escargot cavernicole, Zospeum tholussum.

Zospeum tholussum
Ce petit gastéropode croate a été découvert dans un réseau de grottes atteignant la profondeur de 1392 m et où, bien entendu, aucune lumière n’est visible, et encore moins des UV. Il est donc probable que la transparence de cet animal ne soit que le résultat d’une perte évolutive de la capacité à produire des pigments, phénomènes assez fréquents chez les animaux des cavernes.

Zospeum tholussum

Mais il existe des exemples d’animaux terrestres transparents et exposés à la lumière du soleil, si ce n’est que tous les exemples à venir présentent seulement une partie transparente de leur anatomie et non son intégralité. 

C’est le cas ainsi des grenouilles de verre appartenant à la famille des Centrolenidae et chez qui les pattes et la face ventrale du corps sont parfaitement transparentes, au point que l’on peut voir l’anatomie interne de ces amphibiens, de leur système digestif, respiratoire ou encore leur cœur que l’on peut voir battre la chamade. Par contre la partie dorsale de ces grenouilles sont vertes/jaune, permettant une forme de camouflage sur les feuilles d’arbres qu’elles occupent la plupart du temps.

Grenouilles de verre
Mais pourquoi ne pas arborer une peau uniformément verte comme la plupart de leurs congénères ? Une équipe de chercheurs a déterminé que cette transparence du ventre et des pattes conférerait un camouflage plus efficace en diminuant le contraste des contours de l’animal. En gommant les limites de son corps, la grenouille serait ainsi moins discernable.

Chez certains papillons, comme ceux de la famille des Ithomiini, les ailes, qui d’ordinaire arborent une myriade de petites écailles colorées, sont ici partiellement ou complètement transparentes. Bon vous pourriez vous dire que des ailes d’insectes transparents, c’est pas non plus incroyables.

Greta oto
En effet, vu leur faible épaisseur, il est fréquent de trouver des ailes translucides chez les libellules, mouches et autres abeilles. Mais la transparence des ailes de ces papillons est plus efficace car leur surface ne brille pas au soleil. Composées de millions de nanopilliers cireux, leurs ailes sont comme des verres de lunettes traités pour devenir non-réfléchissants.

NanopilliersImpact des nanopilliers sur la réflexionGreta oto

D’autres espèces de papillons, comme Siculodes aurorula, ont des ailes globalement colorées, imitant d’ailleurs l’apparence de feuilles mortes, mais avec des sortes de fenêtres transparentes au milieu. Celles-ci limiteraient alors les trous qu’arborent de nombreuses feuilles dans la végétation et augmenteraient l’efficacité de leur camouflage.

Siculodes aurorula

En tout cas une chose est claire et nette, la transparence, c’est plus facile à dire qu’à faire !

Liens :
The Problem With Invisibility Is The Blindness - Atlas Obscura
Why do you get transparent animals in the sea but not land? | Questions | Naked Scientists

Reflective Eyes Let Mantis Shrimp Larvae Hide in Plain Sight
Les animaux transparents . Pour La Science

Transparent tissues: eyes, bodies and reflective surfaces
Glasswing Butterflies Want To Make Something Perfectly Clear | KQED
Glass frogs, ghost shrimp and clearwing butterflies use transparency to evade predators
For some butterflies, reason for wing adaptation is clear - The Wildlife Society
These Frogs Hide Thanks to Transparent Skin
Scientists Discover the Reason Behind the Glass Frog's Translucent Skin | Smart News| Smithsonian Magazine
La di.verre.sité des animaux transparents

Références
Cornée et Cristallin
Ansari, M. W., & Nadeem, A. (2016). Transparent structures of the eyeball cornea, lens, and vitreous. In M. W. Ansari & A. Nadeem (Éds.), Atlas of Ocular Anatomy (p. 65‑70). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-42781-2_6 
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Généralité animaux transparents
Johnsen, S. (2001). Hidden in plain sight : The ecology and physiology of organismal transparency. The Biological Bulletin, 201(3), 301‑318. https://doi.org/10.2307/1543609

Avantages et désavantages de la transparence
Baldwin Fergus, J. L., Johnsen, S., & Osborn, K. J. (2015). A unique apposition compound eye in the mesopelagic hyperiid amphipod paraphronima gracilis. Current Biology, 25(4), 473‑478. https://doi.org/10.1016/j.cub.2014.12.010
Miller, M. (2009). Ecology of anguilliform leptocephali : Remarkable transparent fish larvae of the ocean surface layer. Aqua-BioScience Monographs, 2(4). https://doi.org/10.5047/absm.2009.00204.0001
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Grenouilles de verre
Barnett, J. B., Michalis, C., Anderson, H. M., McEwen, B. L., Yeager, J., Pruitt, J. N., Scott-Samuel, N. E., & Cuthill, I. C. (2020). Imperfect transparency and camouflage in glass frogs. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 117(23), 12885‑12890. https://doi.org/10.1073/pnas.1919417117

Papillons transparents
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Gomez, D., Pinna, C., Pairraire, J., Arias, M., Barbut, J., Pomerantz, A., Daney de Marcillac, W., Berthier, S., Patel, N., Andraud, C., & Elias, M. (2021). Wing transparency in butterflies and moths : Structural diversity, optical properties, and ecological relevance. Ecological Monographs, 91(4). https://doi.org/10.1002/ecm.1475
Pomerantz, A. F., Siddique, R. H., Cash, E. I., Kishi, Y., Pinna, C., Hammar, K., Gomez, D., Elias, M., & Patel, N. H. (2021). Developmental, cellular and biochemical basis of transparency in clearwing butterflies. The Journal of Experimental Biology, 224(10), jeb237917. https://doi.org/10.1242/jeb.237917

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