Juste une semaine après la première vidéo, voici une seconde observation microscopique, fruit de notre collaboration avec Dr Nozman. Ayant donné le choix entre la possibilité d'observer des papillons ou des vers marins, je ne suis pas peu fier que le vote ait penché vers (haha) mon organisme fétiche: le ver marin Platynereis dumerilii. Alors regardons à quoi ressemble mon bestiau sous la loupe binoculaire:
Bien entendu, les habitués du blog connaissent déjà mon obsession pour Platy (mais également celle de deux anciens contributeurs du blog, Vran et Semik), pour la simple et bonne raison qu'il s'agit de l'organisme sur lequel nous avons tous trois réalisé nos thèses respectives (dont les affiches sont à retrouver ici au passage). Je pousse même le vice aujourd'hui, en tant que Maître de Conférences, à exercer mon activité de recherche toujours sur la même bestiole!
Mais paradoxalement, nous en avons très peu parlé sur SSAFT. Il y a bien Vran qui a dessiné une BD, des illustrations anatomiques et un MoleculAr(t) Biology sur Platynereis, mais c'est quand même peu quand on sait le temps qu'on passe à observer nos vers marins. C'est probablement dû au fait que lorsqu'on blogue, on aime sortir un peu de notre sujet quotidien. C'est vrai qu'à force, le travail routinier de recherche peut émousser l'enthousiasme qu'on a pour les animaux qui peuplent notre quotidien.
Du coup, lorsque l'on se trouve à devoir expliquer ce qu'on fait à des néophytes, qu'on les invite à observer nos animaux, c'est généralement accompagné d'un certain réenchantement de notre organisme modèle. Quand en plus c'est pour le Dr Nozman dont la curiosité est insatiable, et dont le matos vidéo permet de réaliser des images de dingos, le résultat est immédiat et je me retrouve béat, à redécouvrir avec un regard neuf et plein d'admiration, l'animal modèle sur lequel j'ai maintenant consacré plus de dix ans de ma vie!
Tâchons-donc de lui faire honneur et de partager avec vous l'immense potentiel Strange et Funky de Platy.
Et pour que ce soit un peu plus digeste, un sommaire de l'article:
Les Annélides
Anatomie Générale
La Circulation Sanguine
Locomotion
Les Mâchoires
Les Annélides
Comme dévoilé dans la vidéo, le ver marin Platynereis dumerilii appartient au groupe des annélides: des vers composés de segments qu'on appelle des anneaux (du coup, j'aime à penser que Platynereis est un peu le seigneur des anneaux...). Parmi les annélides, on retrouve les sangsues, les lombrics, les spirobranches et d'autres étrangetés. Comme d'habitude, ces quelques exemples ne témoignent pas de l'immense diversité des annélides qui compte au minimum 15000 espèces répertoriées. Un petit tour d'horizon de cette diversité dans cette vidéo de MBARI.
Mais grosso-modo, la grande majorité des annélides ressemblent à des vers... et c'est assez embarrassant parce que des vers, on en trouve aussi dans d'autres groupes que les annélides (les vers nématodes, les vers enteropneustes, les vers plats, etc.). Ça vient du fait que "ver" évoque un plan d'organisation plutôt simple et répandu chez les animaux (la mode du "je ressemble à un tube visqueux" s'est très vite répandue dans l'évolution).
Pour mieux situer nos annélides, il faut connaitre leur relation de parenté avec d'autres animaux, notamment les animaux bilatériens (chez qui on retrouve un plan de symétrie bilatéral):
Et on y voit que les annélides appartiennent au groupe des lophotrochozoaires (à mes souhaits), plus proches cousins des Ecdysozoaires (à mes amours). Si maintenant on zoome (un peu comme dans la vidéo) sur les relations de parentés au sein des annélides, voici ce qu'on obtient:
Dans cet arbre de parenté (cette phylogénie), on s'aperçoit que les annélides sont globalement séparés en deux grands groupes: les vers sédentaires (Sedentaria) et les vers errants (Errantia). Platynereis est donc un annélide errant assez typique. Mais ça ressemble à quoi finalement un annélide typique? Pour le savoir, détaillons un peu son anatomie.
Anatomie Générale
C'est donc indéniable, Platynereis est bien constitué de nombreux anneaux boudinés le long de son corps. Comme expliqué dans la vidéo, chacun de ces anneaux s'ajoute, tout le long de la vie du ver, par la partie postérieure. On voit aussi que ces anneaux sont systématiquement bordés d'appendices paires: les parapodes.
Ce qui se démarque de cette monotonie annulaire, c'est la tête et le bout de la queue.
Attardons nous sur la tête d'abord (les amateurs de cul ou de queue devront être patients). Voici un portrait d'un ver immature:
Nous présentant sa plus belle face dorsale, ce ver nous révèle ses 4 mirettes, mais aussi ses palpes, tentacules et 4 paires de cirres. Que de quoi? Un schéma s'impose:
On comprend donc que les yeux se trouvent sur une structure qui porte le nom de prostomium (littéralement-en arrière de la bouche), d'où partent également deux tentacules (des organes sensoriels) et deux palpes (organes sensoriels et mécaniques). Sous le prostomium, on trouve 4 paires de grandes structures: les cirres tentaculaires (également sensoriels... Platy, c'est un sensible en fait). Juste en arrière du prostomium, se trouve le seul anneau dépourvu d'appendices: le péristomium (qui entoure la bouche). On distingue particulièrement bien ces structures en utilisant la technique de microscopie électronique à balayage:
Par contre on parle de prostomium, de péristomium, mais elle se cache où cette bouche (le stomium, si vous suivez)? Et bien il faut retourner le ver pour la révéler:
A nouveau, ça a clairement plus de gueule (si je puis me permettre) quand observé en microscopie électronique à balayage:
D'ailleurs souvent, les visiteurs de notre laboratoire qui tombent sur cette image pensent que l'on y voit les yeux. Ce sont en fait les palpes, vus par en dessous. Les yeux sont uniquement visibles sur la face dorsale de l'animal. Oui parce que comme me le fait remarquer à juste titre Dave, d'Histoire Brève, il serait facile de se méprendre avec une petite fille dans un costume de monstre:
Si maintenant on se concentre sur la queue, voici ce qu'on peut découvrir:
La queue de Platynereis se termine par une zone qu'on appelle le Pygidium qui se prolonge par deux cirres pygidiaux. Ces cirres sont encore une fois sensoriels, parce qu'il fait bon savoir ce qui se passe du côté de l'arrière train, surtout quand il est séparé de la tête par un nombre conséquent de segments.
La Circulation Sanguine
C'est peut-être l'aspect le plus surprenant de la vidéo: on voit clairement du sang rouge pulser à travers les différents spécimens et irriguer de manière hypnotique les organes des vers. C'est d'ailleurs une des particularités du groupe des annélides qui sont caractérisés par ce système sanguin passant par des vaisseaux dans un système fermé (comme notre propre circulation sanguine). C'est surprenant parce que chez la plupart des autres animaux, notamment les insectes, le système circulatoire en place est ouvert et pompe un "sang" (qu'on appelle plutôt hémolymphe) qui n'est pas nécessairement impliqué dans le transport des gaz. Même la couleur du sang de Platynereis, bien que ressemblant à la nôtre, n'est pas commune chez les invertébrés (chez qui on peut retrouver plutôt du sang bleu - sang de limule - violet - sang de brachiopode - ou vert - sang de ver de terre).
Pour comprendre comment s'organise le système circulatoire de Platynereis, il faut réaliser des coupes à travers les anneaux (des coupes transversales), schématisées ainsi:
Mais les coupes transversales, c'est toujours un peu difficile à interpréter, autant la replacer dans son contexte:
On comprend donc qu'il y a deux gros vaisseaux qui traversent le corps de l'animal: un vaisseau dorsal et un vaisseau ventral, qui régulièrement se rejoignent en formant un anneau (c'est un leitmotiv...) autour du tube digestif. Ce qu'on voit moins, mais qui est parfaitement révélé dans la vidéo, c'est que les vaisseaux projettent des réseaux de capillaires dans les appendices pour les irriguer:
On voit également bien le phénomène dans cette vidéo prise légèrement au ralenti:
Si les appendices (les parapodes) sont si bien irrigués, c'est notamment que l'un de leur rôle est de permettre au ver de puiser l'oxygène à partir de l'eau. Certains vers ont même des structures particulières apparentées à des branchies et associées aux parapodes:
Les parapodes servent également à sentir l'environnement, sécréter des substances (comme un cocon muqueux que Platynereis "tisse" autour de lui), mais surtout, se déplacer.
Locomotion
Quand il est encore immature, le ver a grosso modo deux modes de locomotion: le mode pépouze où chaque appendice va alterner des mouvements de va-et-vient, et le "panic-mode" qui évoque la locomotion d'un serpent aquatique:
Les parapodes sont animés grâce à des muscles obliques qui tirent sur des structures rigides fichés dans les appendices: les acicules.
Hormis les acicules, les parapodes présentent pas mal de structures:
On voit bien dans ce schéma que ces structures se ressemblent le long de l'axe dorso-ventral. En effet, les parapodes sont dits biramés, c'est à dire dédoublés, et on reconnait une partie dorsale, le notopode, et une partie ventrale, le neuropode (neuro- car du côté du système nerveux central qui, chez les annélides, est ventral). Encore une fois, une image au MEB illustre ces structures de manière très jolie:
Les parapodes varient beaucoup entre espèces d'annélides et sont le théâtre d'adaptions évolutives particulièrement intrigantes (des branchies, des structures protectrices, des structures lumineuses, etc.):
Personnellement, j'aimerais bien trouver des vers aux parapodes munis de gants de boxe: ça donnerait des matchs particulièrement spectaculaires à mon avis!
Les Mâchoires
Et oui parce que ce que révèle la vidéo aussi, c'est que Platynereis aime bien la bagarre!
Mais à défaut de se tataner à coups de parapodes, nos vers marins privilégient essentiellement les coups de mâchoires. Il faut dire qu'elles sont particulièrement impressionnantes! Si on ne les voit pas au premier coup d'œil , c'est qu'elles sont dissimulées à l'intérieur des premiers segments du ver. Quand on utilise un éclairage plus contrastant, on s'aperçoit vite fait du potentiel vicieux de Platynereis:
Mais comment diable peut il utiliser des mâchoires qui sont aussi profondément enfouies dans son pharynx? Et bien il faut savoir qu'elles sont à l'extrémité d'une trompe qui peut se dévaginer à volonté pour capturer des proies (ou crever les yeux de son voisin):
Cette trompe est à la fois garnie de féroces mâchoires, mais également parcourue d'aspérités (les paragnathes ou denticules) pour, qu'une fois introduite dans la bouche, la proie soit broyée:
En schéma, c'est déjà assez impressionnant, mais ces photos de trompes dévaginées de néréides devraient vous convaincre de la férocité de l'animal:
Et nous terminerons sur ces images ragoutantes à souhait... que vous pourrez chasser aisément, en regardant de nouveau notre vidéo!
Liens:
Planches annélides sur Unisciel
Faites de la Science qu’ils disaient
Encore un petit ver?
Une visite du laboratoire
Références:
Evolution de l’architecture du système nerveux chez les animaux bilatériens : étude de la régionalisation moléculaire du système nerveux de l’annélide Platynereis dumerilii. Thèse de Julien Béhague. 20-11-13.
Ferrier, D. E. (2012). Evolutionary crossroads in developmental biology: annelids. Development, 139(15), 2643-2653. doi: 10.1242/dev.074724
Fischer, A. H., Henrich, T., & Arendt, D. (2010). The normal development of Platynereis dumerilii (Nereididae, Annelida). Front Zool, 7, 31. doi: 10.1186/1742-9994-7-31
1 De Anonymous blog - 25/03/2016, 03:01
LES INCROYABLES VERS MARINS – Observation Microscopique #2 |
(…)
2 De Sirtin - 25/03/2016, 09:45
En gros, c'est un Alien caché ! Sauf que s'il bougeait comme ce "ver", il serait moins effrayant peut-être.
:)
Merci pour les explications qui font découvrir que cet animal n'est pas si simple que ça d'apparence et de structure physiologique.
3 De Anonymous blog - 26/03/2016, 09:59
LES INCROYABLES VERS MARINS - Observation Microscopique #2
(…)
4 De Lettuce - 27/03/2016, 14:05
Mais qu'est ce que cette histoire de synchronisation avec la lune ? (Cf vidéo)
5 De taupo - 27/03/2016, 16:48
@Lettuce : Haha, ce sera l'objet d'un prochain article sur le blog, mais pour les plus impatients, des infos chez Vran.
6 De Pascale BAUGE - 27/03/2016, 19:36
big fan je suis.
Tardigrade pour la prochaine (et le papillon du coup ?)
Euh, par contre, aussi intriguée par cette histoire de lune.
Et puis, comment on reconnait mâle femelle ? merci
7 De taupo - 28/03/2016, 01:59
@Pascale BAUGE : Merci Pascale! Je raconterai plus en détail le cycle de vie de Platy, pas d'inquiétudes. Pour le sexe, je peux te dévoiler le secret par contre: les femelles sont entièrement jaunes et les mâles sont rouge et blancs. Et pour les différencier tous deux des immatures, et bien les "sexués" nagent en cercle, n'ont plus de système digestif (donc pas de contenu maronnasse au milieu) et ont de grands yeux.
8 De P.S. - 28/03/2016, 17:50
L'eau de mer, vous la "faites" ou vous devez l'acheter (encore)?. Ou en étés vous de la "génétique" (pas la moléculaire comparative des Hox etc, mais de la vieille génétique de "papa"? (Arrivez vous a "croiser", avoir des lignés mutants etc,)
9 De taupo - 30/03/2016, 20:48
@P.S. : Pour l'eau de mer, c'est encore livré et pour la génétique, la bricole ne fait que commencer (et les croisements restent encore à faire).
10 De Histoires d'animaux à dormir debout - Podcast Science - 11/10/2018, 19:29
Histoires d'animaux à dormir debout - Podcast Science
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