Strange Animals

Une Histoire à glacer le sang

Transcription de ma chronique pour l'émission 484 de Podcast Science dont le thème était le Froid

Cette chronique, intitulée “une histoire à glacer le sang”, n’est pas vouée à vous faire frissonner de peur, mais plutôt, pour commencer, à vous évoquer un froid pénétrant, qui vous envahit jusqu’à la moelle des os. C’est en tout cas celui que doit ressentir, le 26 décembre 1927, l'océanographe norvégien Ditlev Rustad alors qu’il travaille à bord du Norvegia, au large de l’Île Bouvet situé pile entre l’Afrique du Sud et l’Antarctique. Chargé de collecter des spécimens à ramener dans sa patrie, Rustad treuille un poisson dont l’étude minutieuse va le laisser totalement pantois : c’est un poisson qui, a bien des égards, ne devrait pas exister. Un poisson fantôme.

Ditlev Rustad treuille un poisson en 1927 à bord du NorvegiaPoisson fantôme treuillé par Ditlev Rustad en 1927 à bord du Norvegia

Bon ben finalement, peut-être que je vais aussi réussir à vous filer les chocottes…
Ce poisson semble déjà impossible de par son apparence : identifié comme appartenant au sous-ordre des Notothénioïdes, et plus particulièrement à la famille des 16 espèces de Channichthyidae (étymologiquement : poisson fendu) il s’agit de poissons assez grands, dépassant les 40 cm, avec une grosse mâchoire garnie de dents évoquant le faciès d’un crocodile, mais dont la peau, quasi transparente, est totalement dépourvue d’écailles. Leurs os très fragiles sont aussi transparents et il est ainsi possible de voir le cerveau de l’animal depuis l’extérieur.

Poisson des glaces de la côte antarctique.Larve de poisson des glaces

Mais c’est en disséquant son spécimen que Rustad sera le plus surpris : les branchies, normalement vermillons chez n’importe quel autre poisson, sont ici totalement blanches car cet animal possède un sang translucide.

Branchies de poisson de glaceComparaison de sang et branchie de poisson de glace et cousin

En effet, cette observation confirmée en 1954 par le biologiste Johan Ruud, est dûe au fait que ce sang est totalement dépourvu de globules rouges et par là même, d’hémoglobine.

Un poisson parfaitement anémique donc, mais aussi glabre de toutes écailles protectrices et au squelette digne d’un début d’ostéoporose. Pas étonnant que certains chercheurs s’intéressent de près à ces animaux pour en faire des organismes modèles permettant de mieux comprendre certaines maladies affectant l’espèce humaine.
Mais ce qui semblait surtout impossible à notre océanographe, c’est de trouver des poissons aussi grands dans les eaux glaciales entourant l’île Bouvet qui avoisinent les -2°C, température de congélation de l’eau de mer. Que certains oiseaux ou mammifères s’en accommodent, c’est concevable puisque leur métabolisme leur permet de maintenir leurs fluides vitaux au-dessus du point de congélation… Mais comment ce poisson-crocodile au sang blanc peut-t-il éviter d’avoir les tissus glacés ? Comme je vous l’expliquerai un peu plus tard, il n’y parvient pas vraiment…

Mais revenons d’abord à cette histoire de sang dépourvu d’hémoglobines. Est-ce si improbable que cela ? Les auditeurs fidèles de Podcast Science se souviendront peut-être que j’ai déjà évoqué l’existence de poissons totalement dépourvus de globules rouges lors de notre émission thématique sur la transparence ! Je m’autocite : 

Les larves dites leptocéphales de nombreuses anguilles et murènes parviennent à un degré impressionnant de transparence notamment parce qu’elles ont un corps particulièrement plat. Mais une fois adultes, ces animaux sont généralement bien visibles. [...] Pour parvenir à leur transparence, elles ne possèdent qu’une fine couche de muscle recouvrant une grande poche mince remplie de glycosaminoglycane [...] qui constitue une sorte de gelée transparente qui court le long de leur corps. Cette poche joue aussi le rôle de réserve car son contenu va être transformé au cours de la métamorphose entre larve et adulte. Et pour la circulation sanguine, me demanderez-vous ? Et bien elle est présente mais fait circuler un sang parfaitement transparent car totalement dépourvu de globules rouges. Sa respiration serait donc essentiellement effectuée par diffusion passive, facilitée par la faible épaisseur de son corps.”


Larve leptocéphale

On comprend donc que pour survivre sans hémoglobine, ces larves leptocéphales comptent sur leur très faible épaisseur pour capter l’oxygène dissous dans l'eau de mer.
[Digression : notons une autre astuce récemment découverte pour obtenir un corps transparent chez un vertébré, celui des grenouilles de verre qui stockent leur hémoglobine dans leur foie la nuit pour se camoufler]

Une grenouille de verre, vue de sa face inférieure, lorsqu'elle est éveillée et active (à gauche) ou endormie (à droite). (The Atlantic ; Jesse Delia / Musée américain d'histoire naturelle)
Certes, nos poissons crocodiles à sang blanc ont également une peau peu épaisse dépourvue d’écailles qui peut laisser passer un peu d’oxygène, mais ils restent beaucoup plus épais que des larves d’anguilles. Alors que la famille des 16 espèces de Channichthyidae constitue à ce jour le seul exemple d’un groupe de vertébrés chez qui les adultes ne possèdent pas de globules rouges et d’hémoglobine, on est en droit de se demander comment ils réalisent cet exploit !

16 espèces de Channichthyidae

Tout d’abord, il semble que tout leur système vasculaire compense l’absence d’hémoglobine : d’énormes branchies, un cœur mastoc, un réseau de capillaire densifié et un volume sanguin quatre fois plus important que leurs espèces cousines pourvues d’hémoglobines, le tout complété par des tissus enrichis en mitochondries qui assurent une bonne respiration cellulaire. On rajoute à ça que ce sont des grosses feignasses qui pratiquent la prédation par embuscade (en gros choper du krill en bougeant le moins possible). Mais ce qui semble crucial, c’est surtout leur environnement. En effet, physiquement, l’eau glaciale a pour propriété de pouvoir contenir plus d’oxygène dissous (en gros, moins d’agitation moléculaire équivaut à moins de probabilité de rejoindre l’atmosphère sous forme de gaz).
Toutes ces considérations ont mené différentes équipes de recherche à émettre deux scénarios opposés concernant l’évolution de la perte des globules rouges chez les Channichthyidae. Le cadre de ces deux hypothèses est intrinsèquement lié à l’histoire même de l’Antarctique.
En effet, il y a 34 millions d’années, ce continent était relié à l’Amérique du Sud et les eaux qui l’entouraient étaient à 10°C.

Ouverture du passage de Drake et séparation de l'Antarctique
C’est uniquement après l’ouverture du passage de Drake il y a 25 millions d’années qu’un courant océanique circulaire a commencé à ceinturer et isoler l’Antarctique jusqu’à diminuer drastiquement les températures pour arriver aux -1,9°C actuels.

courant océanique circulaire
Alors vous imaginez bien que cette chute de température s’est accompagnée par une extinction ou une migration massive des espèces locales de poissons.
Et donc pour certains chercheurs, une population de poissons anémiés pratiquement condamnée à disparaître s’est retrouvée dans les conditions parfaites pour sur-vivoter dans une niche écologique devenue dépourvue de prédateurs ou de compétition pour se nourrir. S’en serait suivi alors une série d’adaptations acquises progressivement pour compenser cette absence délétère de globules rouges.

Poisson des glaces
D’autres scientifiques pensent que l’absence d’hémoglobine pouvait d’ores et déjà présenter un avantage sélectif dans des eaux froides, à savoir limiter la dépendance au fer qui est particulièrement rare dans ces milieux, mais aussi éviter les accidents vasculaires liés à la congélation du plasma sanguin. En effet, moins il y a de globules dans le sang, moins celui-ci risque de se figer ou pire, accumuler des cristaux de glace. Cette dernière hypothèse est intéressante mais elle n’explique pas pourquoi on trouve d’autres poissons à sang rouge dans l’Antarctique dont le sang ne se transforme pas en Mr Freeze goût hémoglobine… Si ces poissons et les Channichthyidae ne gèlent pas, c’est surtout parce qu’ils sécrètent des molécules anti-gel, et c’est d’ailleurs ce que je vous expliquais dans l’émission de Podcast Science  “l’écophysio c’est chaud !”. Allez hop, re-auto-citation : 

“Scoop : l’eau à basse température, gèle. Pour l’eau pure, cette congélation se réalise à 0°C. La température de fusion d’une solution peut être cependant abaissée si celle-ci est riche en soluté. Par exemple l’eau douce gèle à -0.02°C, et le plasma d’un vertébré gèle normalement à -0.8°C. On remarquera donc déjà que les poissons [des eaux froides] ont un plasma plus riche en soluté et qui gèle à -1°C. Cependant, l’eau de mer gèle à -1.73°C _ -1,9°C. Cela signifie que dans ces conditions, le plasma devrait geler et donc on a le paradoxe que certains poissons pourraient congeler tout en étant dans de l’eau liquide... Et pourtant, certains poissons peuvent utiliser les propriétés particulières des liquides en surfusion pour survivre. En effet, la congélation consiste à ordonner les molécules d’eau en cristaux. Cette organisation se réalise préférentiellement autour de noyaux de cristallisation ou d’impuretés: des agents de nucléation. Du coup, un liquide peut passer sous sa température de fusion et se maintenir dans un état instable de liquide. Vous avez peut être déjà vu des vidéos sur Youtube ou des démonstrations d’eau pure congelée qui se maintient à l’état liquide mais qui se change en glace à la moindre perturbation, ou lorsqu’on la met en contact avec un petit cristal de glace.

Superfusion de l'acétate de sodium
Donc pour les espèces de poissons vivant en profondeur, le jeu va être d’éviter les cristaux de glace et minimiser le métabolisme. Mais pour les poissons en surface, éviter les cristaux de glace est impossible. Ceux-ci produisent donc des protéines d’antigel (substance cryoprotectrice) qui d’une part diminue le point de congélation et d’autre part, prévient la formation de cristaux de glace [...] en entourant des cristaux de glace naissants pour empêcher leur propagation et leur action sur le reste du liquide: ce sont souvent des protéines et leur concentration peut être minime tout en conférant une efficacité importante. Mais par contre, le côté ballot, c’est que ces protéines du coup protège les cristaux de glace qui vont donc pouvoir se maintenir même si la température passe au-dessus de 0°C. Ça fait pas très propre dans le sang du coup…”

On comprend donc que ces protéines antigel sont un super atout pour survivre dans les eaux polaires, et cela attire d’ailleurs l’attention de nombreuses chercheurs et médecins qui veulent adapter cela en innovation technique pour la préservation des organes à transplanter par exemple. Pour l’instant, à part la congélation de micro-organismes, c’est surtout une compagnie de crème glacée qui a capitalisé sur la production de ces protéines antigel, pour rendre leurs desserts onctueux sans former de gros cristaux de glace. La protéine est en effet totalement comestible et son gène a été inséré dans le génome d'une souche de levure pour permettre sa mise en culture massive et son extraction sans sacrifice de poissons.
L’origine de ces petites protéines miracles est assez fascinante car des chercheurs ont pu démontrer que le gène d’antigel que possèdent les Channichthyidae provient d’un gène modifié d’enzyme pancréatique, qui d'une part a été dupliqué dans le génome, dans le matériel génétique héréditaire des poissons Channichthyidae, et d'autre part qui a été modifié pour pouvoir se transformer en véritable protéines antigels, alors que ça n'a rien à voir avec la choucroute. Ces chercheurs ont pu ainsi démontrer un véritable bricolage évolutif pour pouvoir créer ces fameuses protéines antigels, histoire évolutive qui s'est d'ailleurs répétée chez différentes espèces de poissons confrontées aux conditions glaciales près des pôles. Certaines espèces de poissons comme l'éperlan auraient même piqué des gènes à d'autres poissons comme le hareng pour acquérir cette capacité de produire des protéines antigels.

Trocs d'antigènes entre espèces de poissons

Bon, avec tout ça, on a un poisson qui est à la fois le pire poisson du monde, sans écaille, anémié, etc, mais aussi le meilleur poisson du monde dans les circonstances. Est-ce que ça confère un succès évolutif ? Alors déjà oui, parce que cette famille des Channichthyidae représente 16 espèces différentes de poissons, soit une véritable radiation évolutive, c'est-à-dire suffisamment de succès évolutif pour que plusieurs espèces se maintiennent et se diversifient localement dans l'Antarctique. Et ensuite, parmi ces 16 espèces décrites, on en a découverte une qui a récemment défrayé la chronique, à travers la publication d'un article paru en 2022, pour lequel ils ont utilisé un rover pour visiter les eaux de l'Antarctique et observé un nombre colossal de nids de poissons... Oui oui, des nids, garnis d'œufs de poissons, et gardés chacun par un mâle pour protéger les œufs des autres mâles.

Nids de Channichthyidae au fond de la mer Weddell
Chaque nid mesure un mètre de diamètre, et cela forme des colonies gigantesques. En mesurant la densité sur une centaine d'hectares, des chercheurs ont réussi à démontrer qu'il y avait probablement 60 millions de nids dans la mer de Weddell en Antarctique, ce qui démontre l'existence d'écosystèmes dont on n'avait absolument aucune idée avant d'envoyer un rover dans les profondeurs pour voir ces colonies. Donc l'histoire de ces poissons représente un succès évolutif, mais aussi un succès à l'heure actuelle parce qu'ils constituent des écosystèmes extrêmement riches. Ces chercheurs pensent d'ailleurs qu'il y a pas mal d'espèces, notamment de phoques, qui sont dépendants de ces poissons pour leur survie parce qu'ils sont très très prolifiques.

Nids de Channichthyidae au fond de la mer Weddell
C'est une bonne nouvelle, oui, un succès évolutif, certes, mais pour combien de temps?

Une menace terrible, celle du réchauffement climatique, pourrait en effet compromettre cette success-story. Ces écosystèmes sont menacés car une légère augmentation de la température pourrait donner une catastrophe écologique en cascade, notamment avec la disparition de ces poissons qui nécessitent des températures très froides pour pouvoir respirer. Je vous rappelle que les concentrations d'oxygène dissous sont plus importantes dans ces eaux froides et ces poissons anémiés pourraient ne pas être en mesure de compenser une diminution de ce taux dans des eaux plus chaudes. Leur disparition pourraient ensuite nuire aux autres organismes qui dépendent de ces poissons pour leur propre survie.

Une perspective qui fait... froid dans le dos...

Liens :
"White-Blooded" Icefish, 1927 | The Scientist Magazine®
Why Don’t Antarctic Fish Freeze to Death?
Why Don’t Fish Freeze in Antarctica? I Antarctic Extremes
 
The Bizarre Beast with Clear Blood
The Icefish Has Clear Blood — HHMI BioInteractive Video
The Making of the Fittest: The Birth and Death of Genes
How the Antarctic Icefish Lost Its Red Blood Cells But Survived Anyway - Scientific American Blog Network
Poissons des glaces et grenouilles des bois, comment résistent-ils au froid extrême ?
Antarctic Fish Live With Ice In Their Veins Year-Round | Discover Magazine
Why Do Fish At The South Pole Not Freeze To Death? » Science ABC
The Evolutionary Quirk That Allows Antarctica’s Icefish To Survive Extreme Cold - Atlas Obscura
Icefish Study Adds Another Color to the Story of Blood | Quanta Magazine
174: Icefish | Keeper Chat
129: Icefish & Wombat | Maximum Fun
Adaptaion of the Week : Channichthyidae IceFish Blood and Antifreeze - biochemicalsoul
After Two Decades, a Fishy Genetic Mystery Has Been Solved
How Glass Frogs Weave the World’s Best Invisibility Cloak

Références :
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