Science

Des fossiles tout pourris

Affiche par Puyo Podcast Science 509 – Quelque chose de pourri au royaume du podcast

Transcription de ma chronique pour la 509ème émission de Podcast Science, une radio-dessinée enregistrée en direct le Samedi 27 Avril 2024 sur la thématique de la putréfaction

Décidément, avec cette radio-dessinée, l’année 2024 s’annonce prolifique en moments privilégiés avec les membres de Podcast Science, puisque nous avons eu le plaisir de nous réunir presque au complet pour le nouvel an et y enregistrer la 500ème émission ! À l’occasion, nous avions, Alexa, Eléa et moi, rédigé une chronique à trois voix où je vous parlais de fossiles vieux de 500 millions d’années. J’y annonçais que “plus de 500 millions d’années d’évolution se sont écoulées depuis l’émergence du dernier ancêtre commun entre un humain et une lamproie” et que “si on remontait il y a 500 millions d’années, on serait parfaitement excusé de ne pas être en mesure de distinguer les représentants de la lignée à laquelle [...] nous appartenons, de celle qui donnera les lamproies qui peuplent nos rivières. J’en veux pour preuve que les paléontologues galèrent comme pas possible pour réaliser cette distinction lorsqu’ils interprètent les fossiles d’espèces de vertébrés qui vivaient à cette période. En effet, malin sera celui qui, au premier coup d'œil, pourra discriminer les silhouettes de Haikouichthys, Myllokunmingia et Zhongjianichthys. Tous trois ressemblent grosso-merdo à des filets de harengs avec une bouche béante…”

Si je m’autocite si longuement de manière éhontée, c’est tout d’abord pour donner l’occasion à nos dessinatrices et dessinateurs de représenter le faciès et la silhouette si particuliers des lamproies actuelles et des trois espèces sus-citées :



Pour compléter le portrait des lamproies, je me permets une digression étymologique d’abord car les noms de la lamproie marine (Petromyzon marinus) vient du latin lambo (lécher) et petra (pierre) pour un nom scientifique d'origine grec signifiant la même chose : pétra/pierre, múzō/lécher. L'animal peut ainsi lécher les cailloux et s'y coller pour lutter contre le courant. En effet les Lamproies présentent autour de la bouche une structure en forme d’entonnoir tapissé de dents pour la perforation, mais sont aussi pourvues d'une musculature en anneau qui agit comme une ventouse et assure la fixation.

Et pour une digression parasitaire, je me permets de m’auto-citer une seconde fois, mais cette fois-ci en puisant dans mon ouvrage “Moi, Parasite” :

“Les larves des lamproies, pas encore prêtes pour le parasitisme, s’occupent du nettoyage des fonds [des rivières] en aspirant les algues et bactéries qui y pullulent. Les lamproies des rivières sont [en effet] des parasites vertébrés ressemblant à une anguille mais qui possèdent une bouche exceptionnelle : dépourvue de mâchoire, elle est circulaire, béante et constellée de dents acérées leur permettant de s’agripper aux écailles de leur hôte, [souvent des saumons], dont elles sucent le sang. Si cette charge parasitaire (les lamproies peuvent mesurer jusqu’à 50 cm de long) constitue un réel fardeau pour les saumons, elle est une source supplémentaire d’azote et de sels minéraux pour la forêt environnant le cours d’eau. En effet, après leur reproduction, les lamproies, comme les saumons adultes, sont destinées à mourir d’épuisement sur place et vont rapidement être recyclées par des prédateurs, charognards et détritivores [comme leurs larves].”

Comme dit (presque) l’adage : tu nais pourri, et tu redeviendras pourri…  Et enfin pour une digression culinaire, croyez-le ou non, mais ces poissons parasites à la mâchoire de l’enfer sont souvent employés dans des spécialités locales comme pour la lamproie à la bordelaise ou encore les tourtes royales à la lamproie. Pour la première recette nous venant d’Aquitaine sachez qu’il faut saigner la lamproie vivante pour que le sang recueilli soit mélangé avec du vin rouge (ça évite la coagulation). Puis on tronçonne le corps qu’on fait mijoter 2h avec des poireaux dans la sauce.
Bon’ap !

Quand aux tourtes aux lamproies ? La tradition remonte au moyen-âge et surtout au Portugal et en Angleterre ! Dans l'Angleterre médiévale notamment, ces tourtes étaient offertes à la royauté en guise de remerciement. La tradition voulait que la ville de Gloucester offre au monarque une tarte à la lamproie à chaque Noël. En 1200, la ville a été condamnée à une amende de 40 marks (l'équivalent de 56000 euros en 2024) pour ne pas avoir fourni la tourte. La coutume annuelle a pris fin en 1836, mais une tourte est toujours offerte lors d'occasions spéciales telles que les couronnements et les jubilés, notamment ceux de la reine Elizabeth 2.

En rupture avec la tradition, celle du Roi Charles III était fourrée au porc ! Shocking !

La raison proposée pour ce pied de nez à cette coutume séculaire, est le déclin de la population des lamproies dans les rivières anglaises…

On a beaucoup parlé des lamproies, mais il ne faut pas oublier nos trois filets de poiscailles fossiles ! Certains paléontologues considèrent en effet que ces fossiles sont tout pourris ! Et pour prouver que ce sont des fossiles tout moisis, ils ont proposé de créer une discipline à part entière : la taphonomie expérimentale (c'est-à-dire la science de faire moisir des carcasses pour mieux comprendre comment les fossiles se forment) !

L’étymologie de la taphonomie vient du grec «taphos», enfouissement/sépulture, et «nomos», loi et c’est la discipline de la paléontologie qui étudie tous les processus qui interviennent après la mort d’un organisme jusqu’à sa fossilisation. C’est le paléontologue soviétique Ivan Efremov qui a inventé ce nom en 1940 pour désigner l'étude du passage des cadavres ou traces d’organismes vivants de la biosphère (la somme de tous les écosystèmes) à la lithosphère (l’enveloppe rigide de la surface de notre planète). Et la taphonomie est cruciale lorsqu’il s’agit d’interpréter des fossiles d’organismes possédant peu de structures minéralisées comme… des lamproies par exemple ! 

La première fois que personnellement j’ai entendu parler de taphonomie, c’est à travers la lecture d’un billet de blog de 2010 rédigé par Tom Roud, membre fondateur du Café des Sciences. Il y évoquait notamment les conditions exceptionnelles à réunir pour fossiliser des structures molles chez de très vieux spécimens. Et malgré ces conditions, interpréter l’allure des silhouettes ainsi obtenues est… peu aisé. Par exemple, les dessins des trois filets de harengs aux noms imprononçables correspondent aux trois fossiles suivants :

Ah je vous avais pas menti ! C’est du bon fossile frelaté là tout de même !
Et pourtant, réussir à décrire ces spécimens est crucial pour établir l’histoire évolutive de la lignée des vertébrés, et le groupe un peu plus large auquel appartiennent les vertébrés appelé les chordés. Chez les chordés à l’heure actuelle, on trouve les vertébrés mais aussi d’autres étranges bestioles comme les tuniciers (qui ressemblent à des siphons aquatiques) et celles qui nous intéressent aujourd’hui : les lancelets. Et pour les décrire, et bien c’est simple (et vous allez commencer à comprendre pourquoi c’est problématique), on dirait des filets de harengs sans tête… D’ailleurs le nom de genre des lancelets les plus célèbres, Branchiostoma, signifie bouche-branchies et je les décris souvent à mes étudiant.e.s comme des poissons qu’on aurait décapités en laissant juste quelques franges de chair…


Donc pour pouvoir établir l’histoire évolutive de la lignée des chordés à partir de fossiles, il faut établir deux choses : les relations de parentés entre les fossiles et des espèces actuelles, puis déterminer à quelle moment des innovations morphologiques ont été acquises au cours de l’évolution. Et le problème, c’est que c’est justement ces innovations morphologiques qui servent bien souvent à définir les relations de parentés des chordés actuels avec ces spécimens fossiles. Et comme de par hasard, les experts qui décrivent ces fossiles trouvent ou non les structures correspondant à leurs théories évolutives favorites. Ça commence sérieusement à sentir le faisandé cette histoire, non ?

C’est ce qu'ont commencé à penser les chercheurs Mark Purnell et Philip Donoghue qui s’en étaient plaints dans une tribune fracassante publiée dans la revue BioEssays en 2009. Pour ne pas faire les pourris-gâtés, ils n’ont pas fait que se plaindre et ont mis les mains dans le cambouis. Enfin plutôt la mélasse puisque que pour prouver que leurs collègues paléontologues avaient des théories frelatées, ils ont pris plein de spécimens de différents chordés (de la poiscaille, des lancelets, des lamproies, et autres trucs qui puent bien déjà de base…) et ils les ont laissé croupir plusieurs semaines en documentant rigoureusement l’aspect des spécimens au fur et à mesure de leur décomposition… Leurs conclusions : lorsque leurs spécimens pourrissent, les structures disparaissent dans un ordre non aléatoire.


Niveau odeur, je vous raconte pas l'ambiance. Un authentique pot-pourri. Il faut parfois porter un masque à gaz pour contempler les résultats des expériences taphonomiques… Ce sont les équipes de recherche attenantes qui devaient être ravies, sachant que certains de leurs spécimens pourrissent depuis plus de dix ans… Leurs recherches ont toutefois permis de révéler que plus on laisse pourrir un vertébré comme une lamproie, avec peu de structures dures, plus sa dépouille putride ressemblera à des lancelets ! En plus la perte des caractères se fait successivement et dans un ordre stéréotypique où toutes les innovations évolutives accumulées par sa lignée s’estompent progressivement.


Stades de décomposition morphologique de Branchiostoma (à gauche) et des larves de Lampetra (à droite) et position phylogénétique de chaque stade s'il est interprété comme un fossile. (Sansom et al., 2010)

Et là il y a un parallèle incroyable à faire avec ma propre discipline, l’EvoDevo. Sans rentrer dans les détails, sachez qu’on a un adage dans mon domaine qui dit que “l’embryogenèse récapitule la phylogenèse”. En gros ça veut dire que parfois, en observant les différentes étapes de développement embryonnaire d’un animal, on peut détecter l’apparition d’innovations évolutives successives qui ont émaillée l’évolution d’une lignée. C’est loin de faire consensus dans la communauté scientifique, mais parfois c'est assez édifiant. Dans ma BD l’Odyssée Évolutive, j’illustre cela avec le développement embryonnaire humain (celui d'Ulysse pour être précis) où l'embryon du héros développe successivement des bourgeons de branchies, de vertèbres puis d'appendices suivant l'ordre dans lequel ses caractéristiques ont été acquises au cours de l'évolution de notre lignée. L'embryon récapitule l'histoire évolutive de notre groupe (résumé dans le mot phylogenèse). Et si on en croit les résultats de pourrissement des poiscailles : la décomposition décapitule la phylogenèse puisqu'elle fait disparaître successivement et dans l'ordre inverse, les différentes innovations évolutives acquises au cours de l'évolution. L'embryon rejoint la décomposition dans un beau cycle naturel, ce qui serait très poétique si on ne parlait pas de poissons définitivement pas frais…

D'ailleurs le lien entre les embryons et les carcasses putréfiées ne s'arrête pas là. Pour parfaire nos connaissances en taphonomie, nos chercheuses et chercheurs n'ont pas hésité à étudier la décomposition des embryons et larves, que ce soit ceux des lancelets, des lamproies (dont les larves portent le nom d’ammocète) ou des alevins de poissons.

Ces expériences permettent alors de créer des sortes de cartes morphologiques (des morphospaces comme on les appelle) où l'on peut cartographier les potentielles ressemblances morphologiques des fossiles avec des embryons, larves et dépouilles avariées.

Tout ça contribue alors à manifester beaucoup plus de prudence au moment de l'interprétation des fossiles, en soulignant que si des structures sont absentes, cela ne signifie pas nécessairement qu'elles n'étaient pas présentes sur l'individu qui a été fossilisé, soit parce qu'il ne les avaient pas encore formé car l'individu était juvénile, soit parce qu'elles ont disparu en premier au moment de leur décomposition. 
Conclusion : la prochaine fois que vous entendez parler de la découverte exceptionnelle d'un fossile des tous premiers chordés ou des tous premiers vertébrés, attendez vous à ce qu'un taphonomiste expérimental s'en mêle et pourrisse bien l'ambiance…

Et voici quelques illustrations de ma chroniques dessinées par Mel, Phiip, Thomas et Sef en direct ! Le reste des illustrations sont dans les notes de l'émission de Podcast Science.








Liens :
Sur la taphonomie :

EED Vienna 2014 - Amphioxus Satellite Meeting - Day 2 - Strange Stuff And Funky Things
dechronization: Rotten Fish and the Chordate Tree of Life
Novel studies of decomposition shed new light on our earliest fossil ancestry
Lancelet : Rotting tree of life
Cambrian fossils will get on your nerves | Research Communities by Springer Nature
Going Ape : Decay Processes and Chordate Phylogeny 
Palaeontologists investigate the macabre science behind how animals decay and fossilize
Why This Lab Reeks of Animal Flesh and Contains a Suitcase Full of Slime | Live Science
Rotting Flesh Offers Insight on Fossilization | Scientific American
Tom Roud : Pourri de chordé
101 uses for a dead fish
Rotten research: by Nature Video

Sur la Lamproie :

Michigan’s Bloodsucking Parasite Is Britain’s Royal Delicacy - Gastro Obscura
For King Charles’s Coronation, a Fancy Fish Pie Without the Fish - The New York Times
BBC Earth : Meet a Lamprey : your ancestors looked just like it
Lamprey - Bibliography 

Références

Briggs, D. E. G. (1995). Experimental taphonomy. PALAIOS, 10(6), 539. https://doi.org/10.2307/3515093
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Cressey, D. (2010). Something rotten in the state of palaeontology. Nature, news.2010.45. https://doi.org/10.1038/news.2010.45
Donoghue, P. C. J., & Purnell, M. A. (2009). Distinguishing heat from light in debate over controversial fossils. BioEssays, 31(2), 178‑189. https://doi.org/10.1002/bies.200800128
Gabbott, S. E., Sansom, R. S., & Purnell, M. A. (2021). Systematic analysis of exceptionally preserved fossils : Correlated patterns of decay and preservation. Palaeontology, 64(6), 789‑803. https://doi.org/10.1111/pala.12571
Parry, L. A., Smithwick, F., Nordén, K. K., Saitta, E. T., Lozano-Fernandez, J., Tanner, A. R., Caron, J.-B., Edgecombe, G. D., Briggs, D. E. G., & Vinther, J. (2018). Soft-bodied fossils are not simply rotten carcasses - toward a holistic understanding of exceptional fossil preservation : Exceptional fossil preservation is complex and involves the interplay of numerous biological and geological processes. BioEssays: News and Reviews in Molecular, Cellular and Developmental Biology, 40(1). https://doi.org/10.1002/bies.201700167
Purnell, M. A., Donoghue, P. J. C., Gabbott, S. E., McNamara, M. E., Murdock, D. J. E., & Sansom, R. S. (2018). Experimental analysis of soft‐tissue fossilization : Opening the black box. Palaeontology, 61(3), 317‑323. https://doi.org/10.1111/pala.12360
Reeves, J. C., & Sansom, R. S. (2023). Multivariate mapping of ontogeny, taphonomy and phylogeny to reconstruct problematic fossil taxa. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 290(1999), 20230333. https://doi.org/10.1098/rspb.2023.0333
Sansom, R. S., Gabbott, S. E., & Purnell, M. A. (2010). Non-random decay of chordate characters causes bias in fossil interpretation. Nature, 463(7282), 797‑800. https://doi.org/10.1038/nature08745

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