Science

Régénérer à l’eau oxygénée

Réaction de gouttes de sang versées dans de l'eau oxygénée
Réaction de gouttes de sang versées dans de l'eau oxygénée

Chronique préparée pour l'émission "La Science, CQFD" du 06/01/2025 : L’homme de Denisova / Régénération chez les animaux / Deepfakes


L’eau oxygénée et le danger de respirer
Le peroxyde d’hydrogène, dont la formule est H2O2, est un composé aux propriétés à la fois oxydantes et réductrices, ce qui lui vaut d’être classé comme biocide, corrosif et toxique. Pourtant vous en avez peut être vous même acheté en magasin, en vente libre sous forme de solution aqueuse. Il s’agit en effet d’un autre nom pour l’eau oxygénée. Et si vous l’avez employé comme antiseptique, et bien ce sont donc ses propriétés hautement nocives que vous avez exploité pour dégommer toutes sortes de microbes qui pourraient infecter vos petites plaies.

 Effets du peroxyde d'hydrogène sur les doigts, à faible concentration. Par Olivier Lemoine (https://Photo-Terroir.fr ) — Travail personnel, CC BY-SA 4.0
Effets du peroxyde d'hydrogène sur les doigts, à faible concentration

Présentation des sombres ROS
On pourrait alors être surpris d'apprendre que lorsque nos cellules respirent, elles produisent naturellement de l’eau oxygénée. Et sachez que le peroxyde d’hydrogène n’est pas tout seul dans nos cellules ! Il fait partie d’un groupe de molécules oxygénées générées par la respiration cellulaire qui, parce qu’elles présentent des électrons libres, sont très fortement réactives chimiquement. On regroupe ces molécules instables sous l’acronyme ROS (pour Reactive Oxygen Species en anglais ce qui donne Dérivés Réactifs de l’Oxygène). Sous la bannière des ROS on trouve des molécules aux noms inquiétants comme l'anion superoxyde (O2−) ou encore l’une des plus réactives d’entre elles, le radical hydroxyle (HO•).

[Certains rajoutent à la longue liste des ROS d’autres molécules réactives à base d’azote, ce qui donne Reactive Oxygen and Nitrogen Species en anglais, mais si on commence à les évoquer, on est pas près de se sortir le cul des RONS]

Au sein de nos cellules, les ROS sont susceptibles de dynamiter un bon nombre de structures moléculaires, notamment plusieurs qui sont essentielles à la vie : les protéines, les lipides et même l’ADN.  Par exemple, les ROS peuvent oxyder la guanine, une des quatre lettres de l’ADN, et la transformer en 8-oxoguanine ce qui peut générer des mutations délétères. Conséquences ? Les ROS contribuent à un panel terrifiant de pathologies : diabète, maladies cardiaques et neurodégénératives, cancérogenèse… et leur présence dans les cellules semble favoriser le vieillissement et la sénescence.

Stressant, non ? En tout cas, c'est bien le mot que le chercheur Helmut Sies a choisi avec l’expression Stress Oxydant pour décrire en 1985 un déséquilibre entre la production de ROS et les capacités cellulaires antioxydantes. En réalité, vous pouvez vous détendre car vos cellules savent naturellement lutter contre les effets destructeurs des ROS ! Elles utilisent des enzymes et des protéines capables de transformer les ROS en molécules parfaitement inoffensives. Par exemple, une enzyme comme la catalase peut convertir le peroxyde d’hydrogène en deux molécules distinctes bien moins problématiques : l’eau et le dioxygène. Vos cellules peuvent aussi puiser des molécules antioxydantes via l’alimentation, tels que des beta-carotènes, des vitamines ou des tanins. Mais avant de vous ruer vous acheter des suppléments alimentaires et commencer 2025 avec un régime détox, il faut se demander si tout est mauvais chez les ROS !

Qui veut la peau aux ROS ?
Depuis 1985, le concept de stress oxydant a évolué : une meilleure compréhension des différents rôles des ROS a révélé leurs nombreuses actions bénéfiques, notamment pour nos défenses immunitaires. En effet, que certains de vos globules blancs produisent de l’eau oxygénée, est plutôt une excellente nouvelle ! Cela leur permet de dézinguer les microbes pathogènes qu’ils ingèrent, en leur balançant un cocktail molotov de ROS via un processus appelé l’explosion oxydative.

Parmi ces autres effets bénéfiques, la communauté scientifique s’est rendu compte que les ROS pouvaient servir de molécules signal dans la communication entre cellules, notamment pendant des processus aussi cruciaux que le développement embryonnaire ou encore la régénération.

Et c’est précisément ce rôle des ROS durant la régénération chez les animaux qui fascine la chercheuse Aurore Vullien. Elle a d’ailleurs consacré sa thèse à ce sujet et récemment publié un article dans la revue à comité de lecture Molecular Biology and Evolution avec d’autres membres de ses deux équipes d’accueil du CNRS : celle d’Eve Gazave à l’Institut Jacques Monod d’Université Paris Cité et celle d’Eric Röttinger de l’IRCAN à l’Université Côte d’Azur.

L’arsenal métabolique des ROS
Pour explorer le lien entre les ROS et la capacité de certains animaux à régénérer des parties du corps après amputation, Aurore Vullien aurait pu se lancer dans des dissections frénétiques. Mais elle a tout d'abord opté pour une approche plus subtile : disséquer leurs génomes! Grâce à des études dites de “phylogénomique”, elle a pu dévoiler les mécanismes complexes qui régulent la teneur cellulaire en ROS, autrement dit, le métabolisme des ROS. Ces analyses ont, par exemple, révélé que les organismes vivants maîtrisent la gestion des ROS depuis au moins 3,8 milliards d’années, coïncidant avec l’apparition des premiers organismes capables de photosynthèse. Depuis ce moment, les ROS ont cessé d’être de simples menaces pour devenir un véritable atout évolutif !

Sous la supervision d’Eve Gazave et du regretté Michel Vervoort, Aurore Vullien a ainsi mené une ambitieuse étude phylogénomique pour comprendre l’arsenal métabolique des ROS chez les animaux. Et pour cela, il faut être particulièrement patient et méticuleux, car c’est pas moins de 89 génomes qu’il a fallu passer au peigne fin pour détecter tous les gènes impliqués dans ce processus. Et le bilan évolutif est pour le moins… troublant !

En effet, il semble que tous les animaux de l’étude ont les gènes leur permettant de réaliser les quatre grandes différentes actions liées à ce métabolisme, à savoir la production, la conversion, la détoxification et la régulation des ROS. Par contre la composition de ces gènes varie beaucoup d’une espèce à l’autre, comme si ce qui comptait n’était pas tant la nature des outils employés pour ce métabolisme, mais juste leurs fonctions. En d’autres termes, si telle espèce utilise un tournevis pour planter un clou, l’évolution ne semble pas avoir grand chose à redire.

ROS et régénération : un casse-tête évolutif
Pour aller plus loin, Aurore Vullien a mené des études sur l’implication des ROS dans les capacités de régénération chez deux espèces animales très différentes, mais championnes de la régénération : un ver marin appelé Platynereis dumerilii et une anémone d’eau saumâtre répondant au nom de Nematostella vectensis. L’un porte des petites pattes, et une tête, l’autre une couronne de tentacules sans pouvoir discerner un côté gauche et un côté droit : on part sur des bestioles assez éloignées d’un point de vue évolutif !

Le ver Platynereis dumerilii et l'anémone Nematostella vectensis

Après une amputation, empêcher la production de ROS conduit au même résultat chez les deux organismes modèles : la régénération est compromise. 

Mais c’est dans le détail de ces expériences d’inhibition de production de ROS que les découvertes d’Aurore Vullien sont les plus intéressantes. En effet, lors d’une régénération optimale, on observe tout d’abord une vague de cellules qui meurent et de cellules qui se multiplient.

Résumé graphique de l'article de médecine/sciences "Un trio de mécanismes au coeur de l’initiation de la régénération chez les animaux"

Or, chez le ver marin, l’inhibition des ROS perturbe principalement la prolifération cellulaire et le devenir de certaines cellules. À l’inverse, chez l’anémone, c’est la mort cellulaire induite par l’amputation qui est la plus affectée.

L'inhibition des ROS affecte de manière différentielle l'identité des tissus chez Platynereis, suggérant un signal entre les cellules ectodermiques productrices de ROS et les cellules méso-endodermiques répondant aux ROS qui prolifèrent.

En d’autres termes, bien que les ROS soient indispensables à la régénération chez ces deux animaux, leur rôle s’exprime à travers des mécanismes fondamentalement différents.

Un casse-tête évolutif qui s’ajoute au domaine de la recherche sur la régénération, où en plus, le monde n’est pas tout ROS…

Je profite de la conclusion de cette chronique pour féliciter ma collègue Aurore Vullien pour sa thèse et la publication de son article, malgré le choix d'écarter mon idée pour le titre de ses travaux "OuroboROS : a tail of no initiation". J'avais même créé un visuel et tout !

OuroboROS : a tail of no initiation

Liens :
Il faut des tripes pour régénérer - Strange Stuff And Funky Things
Régénérer ou la quête du Graal - Strange Stuff and Funky Things
Comment régénérer un membre ? Les leçons du règne animal | Mediapart
 
Dérivé réactif de l'oxygène — Wikipédia
Reactive oxygen species - Wikipedia
Peroxyde d'hydrogène — Wikipédia

Hydrogen peroxide - Wikipedia
Helmut Sies - Wikipedia
Stress oxydant — Wikipédia

Oxidative stress - Wikipedia

Bibliographie :
Ji, L. L., & Yeo, D. (2021). Oxidative stress : An evolving definition. Faculty Reviews, 10. https://doi.org/10.12703/r/10-13
Migdal, C., & Serres, M. (2011). Espèces réactives de l’oxygène et stress oxydant. médecine/sciences, 27(4), 405‑412. https://doi.org/10.1051/medsci/2011274017
Rampon, C., Volovitch, M., Joliot, A., & Vriz, S. (2018). Hydrogen peroxide and redox regulation of developments. Antioxidants, 7(11), 159. https://doi.org/10.3390/antiox7110159
Sies, H. & Cadenas, E. (1985). Oxidative stress : Damage to intact cells and organs. Philosophical Transactions of the Royal Society of London. B, Biological Sciences, 311(1152), 617‑631. https://doi.org/10.1098/rstb.1985.0168
Sies, H., Berndt, C., & Jones, D. P. (2017). Oxidative stress. Annual Review of Biochemistry, 86(1), 715‑748. https://doi.org/10.1146/annurev-biochem-061516-045037
Vullien, A., Amiel, A., Baduel, L., Diken, D., Renaud, C., Krasovec, G., Vervoort, M., Rötinger, E., & Gazave, E. (2024). The rich evolutionary history of the Reactive Oxygen Species metabolic arsenal shapes its mechanistic plasticity at the onset of metazoan regeneration. Molecular Biology and Evolution, msae254. https://doi.org/10.1093/molbev/msae254
Vullien, A., Röttinger, É., Vervoort, M., & Gazave, E. (2021). Un trio de mécanismes au cœur de l’initiation de la régénération chez les animaux. médecine/sciences, 37(4), 349‑358. https://doi.org/10.1051/medsci/2021037
Vullien, A. (2024). Evolutionary conservation and roles of ROS signalling in the initiation of regeneration. Insight from the cnidarian Nematostella vectensis and the annelid Platynereis dumerilii. https://theses.hal.science/tel-04836938

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